Tribune

Quelle place pour le jazz en Belgique ?

On vient d’apprendre que notre confrère et partenaire liégeois Jazz@round a vu sa subvention de fonctionnement annulée suite à un mic-mac administratif et politique incompréhensible.


La crise politique, une spécialité belge ces derniers temps, n’est pas terminée. On vient d’apprendre que notre confrère et partenaire liégeois, le magazine Jazzaround, a vu sa subvention de fonctionnement annulée, suite à un mic-mac administratif et politique incompréhensible.

Philippe Schoonbrood, rédacteur en chef depuis 1995 du magazine Jazzaround tire donc la sonnette d’alarme.
Il reste un dernier espoir de débloquer la situation, si la ministre de la Culture prend la mesure réelle d’une situation que son cabinet n’a pas su lui expliquer.

Philippe Schoonbrood répond à quelques questions sur cette affaire.

  • Pourquoi cette suppression de la subvention prévue, de la part du Ministère de la Culture de la Communauté française ?

Justement, j’aimerais bien le savoir, de manière précise et factuelle. En effet, pas plus tard que cet été la Ministre nous remerciait encore de mettre à la disposition de son cabinet et de ses visiteurs plusieurs exemplaires du magazine ! Je pense qu’il faut se reporter à une lettre de Fadila Laanan datée du 18 septembre 2007 annonçant la reconduction de notre aide ponctuelle de 25 000 €, tout en s’engageant à conclure une convention pluriannuelle avec notre association pour les années 2008-2011 - devenues depuis 2009-2012 puis 2010-2013... Le temps passant il devenait effectivement un peu ridicule de proposer à la signature une convention dont la date de début était périmée.
Dès l’annonce de cette possibilité de convention, les manœuvres dilatoires de la part de l’administration ont été lancées. D’abord on a laissé dormir plus de huit mois le dossier de demande de subvention annuelle (2008), avec pour conséquence que pour la première fois depuis 1997 Jazzaround se retrouvait sans subvention. Pour nous éviter de sombrer définitivement, la ministre signe alors l’octroi d’une aide ponctuelle de 10 000 €... Ensuite, sur la base d’arguties juridiques contestables, le Directeur du Service des Musiques déclare ex abrupto que Jazzaround ne peut bénéficier d’une convention puisque de bimensuel (encarté dans le Journal du Mardi pendant deux ans) il est redevenu indépendant et trimestriel...
Au bout d’une longue série courriers, courriels et contacts divers l’administration propose enfin un projet de convention qu’on peut résumer par « mission impossible »... soit l’obligation de publier cinq numéros par an pour une aide de 25 000 €... sachant [1] que le prix de revient d’un numéro avoisine 8 000 € [2]. L’administration acceptes alors de revoir ses exigences à la baisse : quatre numéros par an... et décide d’envoyer le dossier à l’Inspection des Finances - sans passer par la Commission d’avis ad hoc ! Résultat, l’Inspectrice émet un avis défavorable au motif que le dossier ne contient pas l’avis de la Commission !!!

A ma connaissance, après quinze années d’existence, toutes les autres revues gratuites indépendantes ont fini par disparaître.

L’administration s’engage alors à présenter le dossier à la première réunion de la Commission de la rentrée, soit le 15 septembre : mais la Commission décide de ne pas décider... et de reporter sa décision à janvier 2010... Lorsque je demande les raisons de ce report, on me répond que les opérateurs ne sont informés qu’en cas d’avis positif ou négatif, et jamais en cas de report !!!
Pourtant, l’administration utilise le refus de l’Inspection des Finances pour justifier l’arrêt de l’aide au magazine par la CFWB [3]. Pire, le directeur argue de sa parution irrégulière alors qu’il est lui-même responsable de l’absence de subventions pour 2008 !
Ce qui m’inquiète beaucoup plus, c’est l’argument du « traitement équitable » vis-à-vis des autres revues de musique aidées par la CFWB. A ma connaissance, après quinze années d’existence, toutes les autres revues gratuites indépendantes ont fini par disparaître. Demeurent le magazine de promotion du Conseil de la Musique, Accroches, et Rif Raf, édité par une société flamande, centré sur le rock et les musiques dansantes, portés par les grands événements ou festivals et un portefeuille d’insertions publicitaires, et qui recevait une aide de 27 000 € en 2008, donc plus que Jazzaround - qui la même année se battait pour survivre !

On a ici le type même du dossier où rôles et responsabilités sont brouillés. Qui dirige ?

Il va en falloir compiler tous les échanges de courriers pour éclairer mes interlocuteurs à venir sur ce « cas d’école. » On a ici le type même du dossier où rôles et responsabilités sont brouillés. Qui dirige ? Le gouvernement de la CFWB - et dans ce cas particulier la Ministre de la Culture -, ou un appareil administratif censé appliquer le programme gouvernemental, dans le respect des décrets ? De plus, le concept de Commission d’avis montre ici toutes ses limites - je dirais même tous ses effets pervers. Les commissaires « non intéressés » constituent toujours une petite minorité. Autrement dit, les difficultés de dialogue avec la Commission viennent surtout d’un malentendu sur le rôle premier de Jazzaround : magazine de promotion ou magazine d’information, avec une démarche pédagogique et critique ?
Enfin, et c’est plus grave, je peux démontrer que les membres de la Commission ont été sciemment désinformés lors de l’examen de notre dossier le 15 septembre 2009.

  • Quelques mots sur l’histoire du magazine ?

Jazzaround est né en octobre 1995 après la disparition du dernier magazine de jazz francophone belge, Jazz In Time. Très vite il nous a semblé que le potentiel de lecteurs en CFWB était trop faible pour lancer un nouveau titre payant. C’est Pascal Noël, graphiste et producteur qui, sur un coup de folie, a décidé de lancer un magazine d’information gratuit, sur Bruxelles et la Wallonie, consacré au jazz et aux musiques actuelles.
Parti de 8 pages, Jazzaround a pu croître en quantité et en qualité notamment grâce à l’apport de sponsors privés comme Promedia (ancien éditeur des Pages d’Or), ABX, Duvel etc. qui nous permettaient de couvrir les frais d’impression, soit près de 80% de nos dépenses. Jazzaround était alors tiré à 10 000 ex, distribué dans toute la Belgique, le Nord de la France et même à Paris !
Ensuite, en même temps que l’aide de la CFWB augmentait, notre principal sponsor (ABX) s’est retiré brutalement… Une rencontre avec l’éditeur du Journal du Mardi nous a permis de vivre une nouvelle aventure en devenant un bimensuel encarté dans l’hebdo, donc vendu en librairies, mais toujours avec 3 000 ex. distribués gratuitement dans les médiathèques, les Fnac, les centres culturels, les clubs etc.

Le refus de s’inscrire dans une logique de réseaux est sans aucun doute un atout s’agissant du contenu, mais un handicap dans les rapports de force.

Sur le plan qualitatif, avec le temps le magazine a réuni une équipe d’une très grande richesse, avec des spécialistes du blues (Robert Sacré), des musiques électroniques et innovantes (Philippe Franck), des musiques improvisées (Jean-Michel Van Schouwburg), du jazz européen (Claude Loxhay), mais aussi des collaborations ponctuelles de signatures internationales et, depuis quelques mois, une synergie avec Citizen Jazz.
Sans exagérer, je considère que Jazzaround est une exception culturelle : pas de cloisonnement, ouverture à l’interdisciplinarité, ouverture toutes les musiques actuelles, dur rock à la musique contemporaine… Le refus de s’inscrire dans une logique de réseaux est sans aucun doute un atout s’agissant du contenu, mais un handicap dans les rapports de force !
On n’est pas souvent prophète dans son propre pays ; ainsi, on feint d’ignorer que j’ai souvent été invité à prendre la parole sur le jazz, la presse spécialisée ou l’avenir de la critique dans des colloques, des festivals, des rencontres en France, en Italie, au Pays-Bas et en Allemagne. J’ai entre autres animé une Université européenne consacrée à la « chronique », avec un atelier d’écriture pour des étudiants (en mastère et en doctorat) issus d’universités françaises, italiennes, roumaines etc.

  • Quel avenir pour Jazzaround si la subvention n’est pas reconduite ?

Je n’ose envisager la fin de cette aventure, qui ne demandait qu’à se développer. En effet, Jazzaround venait d’introduire un projet de magazine sur Internet pour les aveugles et malvoyants, la population la plus fragilisée par rapport à l’accès à l’information sur la création contemporaine et qui, par ailleurs, pourrait nous en apprendre beaucoup sur l’écoute !
Dans un premier temps nous allons intensifier notre synergie avec Citizen Jazz, déjà programmée cet été, et mener une réflexion plus globale sur le rapport entre l’information sur papier et sur Internet. Cela ne nous empêchera pas de réaliser tous les efforts nécessaires pour démontrer que la ministre de la Culture et de l’Audiovisuel a été mal conseillée lors de l’analyse de notre dossier.
Les premières réactions du monde associatif, de musiciens, d’intellectuels francophones comme le professeur Jacques Dubois, l’auteur et journaliste Marc Danval ou encore Roger Dehaybe, ancien Secrétaire général de la Francophonie, nous réchauffent déjà le cœur !

par Matthieu Jouan // Publié le 5 janvier 2010

[1Plusieurs réunions au Cabinet, à l’administration et devant la Commission d’avis.

[2Jazzaround est gratuit, tiré alors à 5 000 ex, 64 pages en quadrichromie etc.

[3Communauté Française de Wallonie Bruxelles