Scènes

Jazz à Vienne 2013 : Goran Bregovic / Roberto Fonseca

La soirée gypsy du 2 juillet est à marquer d’une guitare blanche. Car c’est sans doute Goran Bregović qui, à l’applaudimètre, a remporté un des plus grands succès du festival (à égalité avec Youn Sun Nah). Puis c’est le Trio Rosenberg qui fait resurgir les mânes de Django. Par ailleurs, Roberto Fonseca a envoûté le Théâtre antique.


La soirée gypsy du 2 juillet est à marquer d’une guitare blanche. Car c’est sans doute Goran Bregović qui, à l’applaudimètre, a remporté un des plus grands succès du festival (à égalité avec Youn Sun Nah). Plus classique, le Trio Rosenberg, véritable institution du jazz manouche, fait resurgir avec bonheur les mânes de Django. Par ailleurs, Roberto Fonseca, représentant de la nouvelle génération de la musique cubaine, a fait plus qu’enchanter le Théâtre antique : il l’a envoûté.

Le public fait un triomphe à Goran Bregović, qui s’est bien renouvelé depuis son dernier passage ici et sait magnifiquement servir une musique balkanique pétillante.

Il y a un mystère Bregović. Comment cette ex-star de rock en Serbie réussit-elle à enflammer les sept mille festivaliers (voire plus) qui envahissent les gradins, au point de rester deux heures et demie sur scène, tandis que debout, hilare, en suspension, le public trépigne ? Pourtant, sa formation, « L’orchestre des mariages et des enterrements », pourrait passer pour le comble de la ringardise : une fanfare hétéroclite, une petite section de cordes, six choristes à nœud papillon et costume noir, deux chanteuses en costumes folkloriques et fleurs artificielles dans les cheveux ! Le miracle est qu’en réunissant tous ces ingrédients à la fois balkaniques et improbables, le chanteur et compositeur réussit à produire une musique d’une humanité, d’un entrain, d’une joie débordants. Rare.

Marqué par le problème des Roms en Europe, il avait décidé d’en faire un disque ni militant ni emprunté, mais illustrant la grande liberté et la joie de vivre sans limite des Roms et des Gitans. Champagne for Gypsies propose à sa manière - nonchalance apparente sur fond de musique très construite - ce qui fut sans aucune doute une des plus belles soirées du Festival. Si l’auteur de la plupart des thèmes est Goran Bregović qui tient le pari de créer une ambiance de feu en restant assis toute la soirée, la réussite de ce concert tient à l’omniprésent Muharem Redžepi aux percussions. Les voix sont superbes - tant celles, délicieusement acidulées, des chanteuses-poupées fleuries, que les masculines qui, par leur puissance, évoquent les grands chœurs russes. Cela se termine bien évidemment par une salve de « Kalachnikov », le standard bregovicien, bien à l’image de cette soirée arrosée au champagne, certes beaucoup plus « world » que jazz, mélangeant musique balkanique, rock et électro, mais avant tout festive. Toutes les facettes du monde gipsy étaient d’ailleurs réunies pour nous combler d’aise grâce, dès 20 heures, au « set découverte » du groupe ardéchois, « Les doigts de l’homme ».

Ce plateau gypsy nous permet enfin de découvrir ou redécouvrir un autre groupe pas souvent entendu à Jazz à Vienne, le Trio Rosenberg, deux frères et un cousin nés dans un camp de Bohémiens sédentarisés aux Pays-Bas. Ils ont tous trois élevé un temple musical à Django Reinhardt, en jouant soit ses compositions (dont le célébrissime « Nuage », revisité avec finesse), soit des thèmes dans le plus pur esprit de l’inventeur du jazz manouche dont beaucoup, à l’instar de « Double jeu » ou « Dream of You », sont tirés de l’album Djangologists. Une démarche qui permet à Stochelo Rosenberg, le soliste et auteur de la plupart des thèmes, de se lancer dans des improvisations étourdissantes.

On disait le jazz manouche passé de mode, après la grande vague qui a marqué en 2010 le centième anniversaire de la naissance de Django Reinhardt. Le public montre ce soir là, avec un entrain rare, qu’il n’en est rien.

Line up - Nous’che Rosenberg, Stochelo Rosenberg (g), Nonnie Rosenberg (b)


Roberto Fonseca, trente-sept ans. De plus en plus connu en Europe, ce représentant de la nouvelle génération de la musique cubaine, qui accompagne dans sa tournée le Buena Vista Social Club, enchante le Théâtre antique.

Roberto Fonseca © Ch. Charpenel

On a toujours plaisir à ouïr le Club, même si chanteurs et musiciens, à l’instar d’Omara Portuondo, 86 ans, ne sont pas des perdreaux de l’année. Il faut bien reconnaître qu’il s’agit d’un musée. Un bien beau musée, mais un musée tout de même. Reconnu, célébré, pas question d’y toucher. Aussi, la première partie de la soirée cubaine était-elle vivement attendue. Et les 7 à 8 000 festivaliers qui avaient pris place le 3 juillet sur les gradins ont pris une gifle salutaire et fait un triomphe à ce prodige du piano qui a déjà sept albums à son actif. Il est vrai qu’il a de qui tenir, puisque c’est Ibrahim Ferrer lui-même qui l’a pris sous son aile à ses débuts… Rien d’étonnant donc, à ce qu’une des pièces les plus émouvantes, ce soir-là, soit justement un hommage à son maître, décédé en 2005, peu après son passage à Vienne. D’ailleurs, Fonseca multiplie les hommages, allant jusqu’à passer une bande-son un peu crachotante d’Ibrahim Ferrer, interprétant « Quiéreme mucho ».
Puis, presqu’allongé devant son clavier, yeux fermés, tendu vers le ciel il semble lui adresser une prière. Voilà pour la nostalgie. La joie rejaillit aussitôt : le morceau, qui avait débuté sur un tempo très lent, se termine en feu d’artifice. Ferrer a joliment su passer le témoin à ce fils spirituel. Tout est là, à fleur de peau : la mélodie, la puissance, l’émotion communicative.

Le pianiste est accompagné de musiciens tout aussi percutants : Yandy Martinez danse autour de sa contrebasse de manière souple et expressive, l’énergie primitive africano-cubaine surgit à flots des percussions de Joel Hierrezuelo et Ramsés Rodríguez qui s’offrent lors de ce concert un duo aussi épicé et tonique qu’un Cuba libre. Sans oublier le guitariste Jorge Chicoy, dont les envolées transportent le public sous le ciel de la Havane. Le fulgurant Fonseca interprète essentiellement des morceaux de son dernier disque, Yo (2012), fruit d’un métissage entre la tradition cubaine et une kora malienne électrifiée, maniée de main de maître par Cherif Soumano, le tout assaisonné d’électronique. Métissage réussi, car ce détour par la musique contemporaine ne se fait jamais au détriment des racines qui, au contraire sont magnifiées dans un superbe et généreux élan. Un véritable pont musical, donc, entre les alertes papis du Buena Vista Social Club et la nouvelle génération cubaine. Les festivaliers lui dédient une longue standing ovation.

Line up - Roberto Fonseca (p, k, voc), Jorge Chicoy (elg), Yandy Martínez (b), Ramsés Rodríguez (dms), Cherif Soumano (kora, African perc), Joel Hierrezuelo (perc).