Entretien

Ken Vandermark

Rencontre avec le saxophoniste, véritable légende de la scène improvisée de Chicago

Dans la galaxie des musiques improvisées et du jazz, Chicago a toujours été un point chaud, un soleil qui irradie, et des multiplicités de planètes qui tournent autour et développent les conditions d’une vie luxuriante. Parmi celles-ci, il est un astéroïde nommé Ken Vandermark qui file à toute vitesse et se plaît à bousculer les trajectoires. De son mythique Vandermark 5 jusqu’à Marker, dernier projet en date, le musicien a toujours été à la pointe de l’avant-garde et du syncrétisme musical. Entre deux avions, et avec beaucoup d’enthousiasme, le multianchiste a répondu à nos questions en exposant non seulement sa vision de la musique, mais aussi plus globalement ses liens avec le cinéma et les autres expressions artistiques.
Un moment rare.

- Ken, votre nom est associé souvent à la ville de Chicago, dont vous représentez la vigueur, bien que vous soyez originaire de Boston. Qu’y a-t-il pour vous de particulier dans cette ville ?

Depuis que j’ai quitté Boston pour Chicago en 1989, il y a deux décennies maintenant, la musique improvisée a développé des infrastructures nouvelles pour la scène. À ce stade, il y a plus de deux plateaux presque tous les soirs de la semaine, en plus de la programmation quotidienne de Constellation [1]. L’opportunité de développer un travail de fond avec régularité dans cette ville est tout à fait unique.

Pendant les années 1990, la scène musicale à Chicago était très ouverte, avec beaucoup de pollinisation croisée entre improvisateurs, musiciens de rock, de noise music, etc. Aujourd’hui, avec la nouvelle génération de musiciens dans la vingtaine, on assiste à une résurgence de la déconstruction des « catégories » et à une nouvelle intensité de collaboration entre les acteurs des différentes chapelles. C’est une source d’inspiration, et je suis heureux d’en faire partie.

Ken Vandermark © Michel Laborde

- Avez vous le sentiment, notamment avec votre orchestre Vandermark 5, d’avoir repoussé certaines limites de l’improvisation ? Quelle a été l’importance dans votre musique d’artistes comme Jeb Bishop ou Kent Kessler ?

Avec le Vandermark 5, je crois que ce que j’ai développé constituait la limite de ce qui entoure la composition pour les improvisateurs. Je ne dis pas que j’étais le seul à le faire, mais j’étais très conscient d’aller à l’encontre du format « thème-solo-thème » qui a existé tout au long de l’histoire du jazz parce que je voulais voir ce que les improvisateurs feraient devant d’autres constructions et structures. C’est ainsi qu’est née la « forme narrative » que le V5 a utilisée tout au long de son histoire. Depuis, je me suis concentré sur l’exploration de nouvelles voies pour les structures compositionnelles, plus récemment avec Made To Break et Marker, où la forme elle-même est spontanée. Le résultat final, bien sûr, est que cela devrait avoir un impact sur les musiciens et les amener à improviser différemment.

Des musiciens comme Kent Kessler et Jeb Bishop ont été essentiels à mon développement en tant qu’instrumentiste et compositeur, cela ne fait aucun doute.

- En 2011, vous avez enregistré un solo, Mark in The Water, où vous utilisez la plupart des instruments à anches, et où vous dédiez chaque morceau à des artistes comme Dolphy, Braxton ou Giuffre. Sont-ce là vos modèles ?

Quand j’ai enregistré Mark in the Water, je pensais beaucoup à mes prédécesseurs qui avaient illustré la forme solo. Braxton et Brötzmann sont bien sûr bien connus pour leur contribution à ce format, mais il y a beaucoup d’autres histoires, de celle de Dolphy et Coleman Hawkins à celle de Giuffre. Et oui, ils ont tous eu un impact profond sur mes idées et mon attitude à l’égard de ce que signifie cette façon de jouer de la musique.

comme créateur, je me suis aidé des moyens et recherches extérieurs à la musique pour développer de nouveaux concepts dans ma pratique de la composition.

- C’est d’ailleurs une tradition, puisque la plupart des morceaux de votre Resonance Ensemble sont dédiés à des artistes. On pense notamment à Michael Haneke dans « Head Above Water Feet Out of The Fire ? ». En quoi ces références sont importantes ?

Je dédie mes compositions à d’autres musiciens et artistes qui m’ont marqué ;je fais ça depuis toujours. Ces pièces ne sont pas censées être des « portraits », ni tenter de recréer leur esthétique. L’idée est de reconnaître les personnes qui m’ont influencé et inspiré et, avec ces références, d’indiquer comment leur impact a modifié ma pensée et mon parcours créatif.

- Quel est votre rapport à l’image et au cinéma ? Dans Double Arc, autre album de Resonance, on a le sentiment d’un champ/contrechamp perpétuel. Et dans New Industries du quintet Marker, qui doit beaucoup au réalisateur français, la sensation de travelling « caméra à l’épaule » est là aussi très présente !

Oui, mon intérêt pour le cinéma a certainement eu un impact profond sur la façon dont je pense la composition musicale pour les improvisateurs. Bien que j’écoute et étudie constamment différents genres de musique (pas seulement le jazz et la musique improvisée, mais aussi la musique composée contemporaine, le rock post-punk, le dub jamaïcain, le funk, la musique éthiopienne et d’autres pays d’Afrique, diverses périodes de musique du Brésil…), je suis tellement engagé sur ces différents domaines que, comme créateur, je me suis aidé des moyens et recherches extérieurs à la musique pour développer de nouveaux concepts dans ma pratique de la composition. Les cinéastes ont eu un impact clé sur moi.

Ken Vandermark © Michel Laborde

Chris Marker est l’un de mes artistes préférés, et son développement du film d’art et d’essai est primordiale pour moi. Notamment cette nouvelle forme qui peut inclure des séquences documentaires, des récits fictionnels et des concepts, ce qui a nécessité l’innovation de nouvelles structures filmiques. En un sens, la connaissance du travail de Marker m’a permis d’inclure différents types de stratégies de composition dans la construction d’une seule pièce. Pour ce faire, j’ai dû, comme lui, trouver une nouvelle architecture autre que le format « thème-solo-thème » traditionnellement utilisé dans l’histoire du XXe siècle pour une grande partie de l’écriture improvisée. Dans le cas de la musique de Marker, la stratégie d’organisation a été très influencée par Robert Bresson et son idée qu’une même image amenée par dix chemins différents sera dix fois une image différente.

- Avec le Resonance ensemble, comme avec Rara Avis, vous intégrez de nombreux improvisateurs européens. Est-ce que le dialogue transatlantique est important ? Comment s’est notamment déroulée la rencontre avec Istvàn Grencsò ?

L’opportunité de travailler avec tant de musiciens européens a été essentielle à mon développement créatif. Tout a commencé avec les différents Territory Band, qui ont duré de 2000 à 2006 et enregistré six albums. Mais cette période se chevauchait bien sûr avec l’œuvre de Peter Brötzmann Chicago Tentet, qui à son tour se chevauchait avec le Resonance Ensemble. Et ceci pour ne citer que les grands ensembles… le projet AALY [2] a en réalité été la première collaboration à grande échelle que j’ai eue avec des musiciens européens ; elle a commencé en 1996. C’est le fil conducteur de la collaboration qui se poursuit aujourd’hui avec des groupes comme Made To Break et Shelter. Je ne sais pas pourquoi, mais dès le début, j’ai ressenti une forte relation créative avec de nombreux musiciens que j’ai rencontrés en Europe, avec leur réflexion et leur approche sur des différents types d’improvisation et de composition et sur la manière de les travailler.

L’an passé, Istvàn Grencsò m’a contacté pour un projet avec son collectif de musiciens hongrois basé à Budapest. Ce fut une expérience exceptionnelle, une véritable collaboration du point de vue de la composition (István et moi avons écrit pour le groupe) et du point de vue de la performance. De plus, j’ai beaucoup appris sur l’histoire de la musique improvisée d’avant-garde dans ce pays (en particulier l’importance du pianiste György Szabados) et sur l’importance de la scène musicale improvisée est-allemande pour les musiciens les plus en pointe en Hongrie.

- Avec Marker, un de vos derniers albums, vous enregistrez avec de jeunes musiciens de Chicago, un album avec des montées en puissance proches du rock. Quelles sont les limites entre les genres pour vous ?

Il n’en existe pas pour moi. Les catégories peuvent peut-être être utiles pour aider à lancer une discussion culturelle, mais elles peuvent aussi générer des lignes de démarcation entre les idées et les personnes si on leur accorde trop de crédit.

J’essaie toujours d’écrire la musique que j’ai envie d’entendre, et cela signifie qu’elle incorporera toutes les sources de musique (et les influences extérieures qui sont utiles, comme le cinéma) que j’explore dans le but de construire de nouveaux cadres pour composer pour les improvisateurs. Dans le cas de l’écriture pour Marker, avec les deux guitares et le clavier, c’était l’occasion d’explorer mes intérêts pour le rock, le funk ou le tropicalisme, en plus de mes intérêts pour la musique de Mauricio Kagel et Ennio Morricone.

Ken Vandermark © Michel Laborde

- Comment s’est créé le projet Marker ? Est-ce qu’il marque un tournant dans votre approche musicale ?

Après une période où je travaillais moins avec les musiciens de Chicago, j’ai commencé à entendre une génération de musiciens qui travaillaient dans de multiples domaines de la musique (improvisation, nouvelle composition, rock, noise) et qui avaient une attitude qui me rappelait la période des années 90 où des musiciens de différents domaines collaboraient tout le temps dans cette ville. Ils étaient aussi beaucoup plus jeunes que moi. Après avoir passé quelques années à aller à des concerts quand j’étais à la maison et à écouter un large éventail de musiciens, et après avoir été invité en tournée avec The Few (qui comprend Steve Marquette et Macie Stewart, tous deux de Marker), j’ai réalisé que je pouvais bâtir un groupe qui me forçait à utiliser une instrumentation loin de ce qui est devenu une convention new-jazz (vents, basse, et batterie). Et bien que j’aime la basse, électrique et acoustique, je me suis forcé à ne pas inclure cet instrument dans le line-up de Marker.

Avec deux guitaristes très différents (Andrew Clinkman et Steve Marquette), claviers, violon (Macie Stewart) et batterie (Phil Sudderberg), ainsi que mon assortiment d’instruments à anches, j’ai réalisé que je pouvais composer pour un ensemble qui pouvait couvrir beaucoup de territoire esthétique et qui me pousserait à écrire de différentes manières. De plus, comme le groupe est basé à Chicago, cela m’a permis de travailler intensivement à développer un ensemble de méthodes spéciales qui intègrent les éléments compositionnels à de multiples types d’improvisation. C’est un système qui me permet de vraiment créer un environnement comme Bresson l’a décrit : un environnement qui crée de nouvelles voies vers un matériel spécifique, indiquant des mutations dans la signification de ce matériel et les improvisations menant aux parties écrites ou s’éloignant de celles-ci.

- Parallèlement, dans votre discographie importante, on a récemment un duo avec Nate Wooley, dans une approche presque contemporaine. Il en est de même avec Terrie Ex et Joe McPhee. Ces rencontres en face-à-face sont-elles primordiales ?

Le travail en cours avec Nate Wooley, tant dans le projet en duo qu’ailleurs, a été l’une des plus importantes de mes nouvelles collaborations. Il en va de même pour mon duo avec Terrie Ex. Leurs approches du jeu sont radicalement différentes l’une de l’autre, mais le niveau de défi et d’excitation dans leur travail est équivalent. Grâce à mon association avec Nate, je continue d’en apprendre davantage sur la musique composée contemporaine, sur différentes idées de l’histoire du jazz et sur l’intensité de « la remise des compteurs à zéro » avant chaque représentation improvisée. Terrie m’a donné d’incroyables opportunités avec The Ex, mais aussi avec des musiciens éthiopiens (en particulier Getatchew Mekuria), et dans Lean Left (avec Paal Nilssen-Love, un autre de mes partenaires créatifs les plus importants, et Andy Moor), mais je dois dire que le territoire que Terrie et moi explorons dans notre duo me pousse au bout de mes ressources et me force continuellement à trouver de nouvelles solutions aux défis qu’il me présente. Comme vous le suggérez, ces rencontres sont essentielles.

Ken Vandermark © Yann Bagot

La musique de Joe McPhee a représenté l’épiphanie qui m’a mis sur une voie que j’emprunte depuis mes 17 ans. J’ai eu la chance de travailler avec lui pendant de nombreuses années (plus récemment, il y a quelques jours à Peitz, en Allemagne, avec John Edwards, Klaus Kugel et Fred Lonberg-Holm). Joe est une source constante d’inspiration, un modèle en tant qu’artiste et être humain. Après le concert de l’autre jour, qui s’est déroulé dans des conditions difficiles, je lui ai dit à quel point j’étais impressionné que le groupe ait été capable de créer une performance aussi forte ensemble. Il a dit : « La musique fournit sa propre raison d’être. » Il s’agit dans mon esprit d’un énoncé clair concernant le travail que nous faisons.

- Quelles sont les envies à venir de Ken Vandermark ?

Continuer à jouer, à tourner, à composer, à collaborer, à apprendre, à ne jamais s’arrêter.

par Franpi Barriaux // Publié le 30 juin 2019

[1Club de jazz de la ville, NDLR.

[2Avec Mats Gustafssonn, NDLR.