Scènes

La leçon de vie de Michel Portal

Nancy Jazz Pulsations 2021 # Chapitre I – Mercredi 6 octobre, salle Poirel : Back to C, Michel Portal.


Michel Portal « MP85 » © Jacky Joannès

Tout juste auréolé d’une Victoire du Jazz pour son flamboyant « MP85 », Michel Portal a porté l’émotion à son comble. Un grand moment de musique, de ceux qu’on vit en sachant qu’ils sont irremplaçables.

Ils sont trois et même un peu plus car derrière la console, un quatrième larron, Jean-Bascal Boffo œuvre au design sonore de Back To C, groupe vainqueur du tremplin Nancy Jazz Up 2021. Ce trio augmenté, emmené par Pierre-Cocq Amann, a ceci d’étonnant qu’il pense sa musique autour des « faiblesses » revendiquées d’un saxophone plutôt particulier, le C Melody aujourd’hui tombé dans l’oubli, dont la tessiture se situe entre celle d’un alto et celle d’un ténor. La prestation du trio est remarquée, pas seulement du fait de l’humour dont fait preuve le saxophoniste, assez disert pendant une heure, mais avant tout par une belle mise en place, une construction minutieuse où l’on repère plusieurs thèmes accrocheurs (« Le Roi Arthur » ou « Tout ouïe » par exemple), le tout servi par une interprétation mettant en évidence le jeu ample et volontiers romantique de Pierre Brouant au piano ainsi que le travail d’équilibriste mis en œuvre par Pierre Cocq-Amann. Ce dernier jongle entre son saxophone, un synthétiseur basse et la production de quelques effets sonores pilotés du bout des pieds. Pas mal de clins en forme de citations (Coltrane) et d’hommages aussi dans cette musique prometteuse, dont un ultime rendu à Esbjörn Svensson avec un titre qu’il fallait tout de même oser (« Deeper ») quand on connaît les conditions de la disparition du pianiste en 2008 !

Michel Portal © Jacky Joannès

Allure frêle, yeux qui pétillent malgré une timidité assumée derrière un humour discret, Michel Portal – 86 ans, tout de même ! – est à l’évidence habité par cette fièvre inquiète qui semble ne jamais devoir le quitter. Son album MP85 vient d’être récompensé par une Victoire du Jazz : c’est bien le moins que pouvait faire la profession à l’égard d’un disque splendide, sans doute l’un de ses plus beaux, et d’un artiste unique, une histoire de la musique à lui seul.

Forcément, c’est ce répertoire qui est à l’ordre du jour, joué dans sa quasi intégralité. Seul « Cuba Si Cuba No », rescapé de Baïlador, est offert en rappel. Manque à l’appel « Euskal Kantua », écarté de la sélection… Pour ne rien cacher, il faut avouer qu’on cherche ses mots quand on veut traduire l’émotion qui traverse le public comme les musiciens, cette garde de feu légèrement modifiée le temps d’un soir. Si l’indispensable Bojan Z (piano, claviers), le non moins fidèle Bruno Chevillon (contrebasse) et le juvénile Lander Gyselink (batterie) ont répondu présent à cet appel vibrant, Nils Wogram est remplacé par le tromboniste suisse Samuel Blaser. Un joker de luxe et une très belle présence, ce que chacun aura très vite compris. Tout ce qu’on aime chez Michel Portal et dans sa musique fulgurante est réuni : c’est une quête collective qui se joue et se déjoue, tour à tour nerveuse (« Jazzoulie », « Split The Difference »), enjouée (« Mister Pharmacy »), émouvante et voyageuse (« African Wind », « Armenia », « Full Half Moon »). Chacun des protagonistes semble placé au centre d’un tourbillon, sans qu’il ne soit jamais question d’attirer vers soi la lumière. Les prises de parole mêlent force et souplesse, elles disent la vie, d’une certaine façon. Les sourires épanouissent les visages. Malgré les années qui passent et une bien compréhensible fatigue à certains moments, le clarinettiste prend toute sa part, cherche une voie dans ce chemin riche d’histoires à jamais renouvelées, trouve une issue qui peut lui arracher une mimique, il dirige l’ensemble d’une main tournoyante, comme autant de sollicitations encourageantes. Chez lui, la musique ne peut être repos. Elle est la source de tout, mystérieuse et changeante. Alors, évidemment, face à un spectacle qui pousse le curseur des émotions dans le rouge, le public finit debout, dans un état d’émerveillement dont il aura eu conscience dès les premières minutes.

Mine de rien, on se dit que pour sa soirée d’ouverture, NJP a peut-être d’emblée offert son « moment jazz » le plus fort de toute l’édition 2021. On ne demande qu’à être démenti par les faits, même si rien ne permet d’affirmer qu’on sortira cette année une deuxième fois d’un concert avec les larmes aux yeux. Respect monsieur Portal !