Samuel Blaser à l’écoute
Le tromboniste réinvente The House Carpenter.
Traditionnel américain, “The House Carpenter” est à l’ordre du jour du disque “Early in the Morning” du tromboniste Samuel Blaser. Entouré d’une équipe redoutable d’efficacité, sa version est surtout l’occasion de prendre conscience que les solos ne se s’enchaînent pas mécaniquement mais qu’il se suivent dans une progression narrative qui fait sens. Démonstration, plan d’architecte à l’appui.
Avec pour titre “The House Carpenter” ou “Daemon Lover” ou encore “James Harris” (ou “James Herris”), la chanson est à l’origine une ballade écossaise qui a pris sa place dans le songbook folklorique américain. Interprétée notamment par Joan Baez ou encore Bob Dylan pour ne citer que les plus connus, elle raconte l’histoire d’une femme mariée avec un charpentier dont elle a un enfant. Lorsque revient son premier amant qui lui promet de nombreuses richesses, elle abandonne tout pour partir avec lui sur les mers. Très vite elle regrette, lorsqu’elle comprend que ce compagnon n’est autre que Satan qui la conduit à sa perte.
On le voit, l’atmosphère n’est pas à la franche rigolade et la thématique du diable et de la croisée des chemins évoque inévitablement le blues. Ce blues qui est la tonalité générale du dernier disque en date de Samuel Blaser. Il y donne une version dans laquelle il parvient à saisir le tragique d’un destin inéluctable. Installé sur un tempo assez lent, le titre s’ouvre par les ornementations croisées du pianiste Russ Lossing (premier à intervenir et nous y reviendrons) et du trompettiste Wallace Roney qui pose le thème de manière littérale mais avec sensibilité ; ils sont ensuite rejoints par le tromboniste en arrière plan. En fond s’ajoutent la basse de Masa Kamaguchi et la batterie de Gerry Hemingway. Tout le monde est là pour le grand départ de ce voyage qui s’étire sur plus de dix minutes.
Trompettiste aguerri, connaissant la culture afro-américaine sur le bout des pistons, ayant joué chez les Jazz Messengers, Wallace Roney prend le premier solo et délivre un discours dans la parfaite lignée du second quintet de Miles Davis avec qui il a d’ailleurs également joué. Le son est porté haut avec précision et les notes soigneusement choisies déploient un sens certain de l’espace au sein duquel détente puis tension mettent en place une stratégie propice au déroulé du matériau musical. Le pianiste, quant à lui, l’accompagne et, sans attendre une quelconque entrée en matière, s’en donne immédiatement à cœur joie. Appuyant les intentions de son partenaire, il tourne autour, l’accroche, voire le bouscule de manière fructueuse.
Dans un second temps, Samuel Blaser prend la parole à l’exact endroit où se conclut le discours de Roney, créant une confusion pour l’oreille qui ne sait plus, l’espace d’un instant, qui joue quoi. Le passage de témoin réussi, le trombone peut s’engager dans un discours plus dense qui sied bien au grain épais de l’instrument. Là encore, les contrepoints rythmiques ou mélodiques du pianiste, sont incessants et voient même Blaser lutter contre ces interventions. Immobilité/répétition du piano oblige le soufflant à chercher la phrase juste pour se faire entendre. Le temps s’étire et, par en-dessous, la batterie roule des galets puissants pour ajouter du poids à son écoulement.
Quand vient le tour du pianiste d’intervenir en solitaire, lui qui n’a cessé d’empêcher de jouer en rond, il choisit… de se taire. Magnifique jeu avec le silence qui ne dure que quelques instants mais crée une véritable interrogation sur la direction qu’il va prendre et ajoute de la dramaturgie à sa prise de parole. Piqueté par une basse métronomique qui maintient un propos ténu mais inamovible, Russ Lossing construit alors un déroulé audacieux, massif et dynamique qui résume et conduit sur le devant du discours ce qu’il a pu énoncer de manière elliptique lors de ses interventions en sideman. Il finit par prendre toute la place avant le retour du thème.
Ce dernier est finalement repris par le collectif avec une conclusion pleine d’acidité et de tragique qui évoque bien sûr les paroles de la chanson. Sans en faire une application littérale, les musiciens se sont réparti leurs interventions en donnant vie, tour à tour, aux éléments narratifs de ce texte : l’exposition et la fatalité annoncée par la trompette (en amont perturbée par la discordance du piano), une vie pleine et simple par le trombone déjà bousculé par un piano infernal, aussi sauvage que gourmand, et qui se fait un malin plaisir à instiller le mal et emporter la partie. Doit-on voir dans ces improvisations un heureux hasard ou la main du diable ? Le choix plutôt d’une architecture efficace habilement pensée par de simples et rusés mortels, Samuel Blaser en tête.