Chronique

Michel Portal

Baïlador

Michel Portal (cl, clb, as), Ambrose Akinmusire (tp), Lionel Loueke (g), Bojan Z (p), Scott Colley (b), Jack DeJohnette (bt).

Label / Distribution : Emarcy / Universal

En plein dans le mille ! Michel Portal, tel un fier danseur – un bailador, celui qui vient à la fin et qui improvise [1] – ou un torero, plante de nouvelles banderilles enflammées. Avec une précision diabolique, entouré d’un combo d’une redoutable efficacité, il nous touche au cœur, au plus près de nos émotions et de la nécessité du rythme. On ne reviendra pas sur la biographie surdimensionnée de l’artiste, sur sa faculté de basculer d’un monde libertaire et imprévisible à un autre, plus cadré : celui de la musique classique. Portal est un inclassable, une sorte d’électron libre fiévreux chez qui chaque note semble habitée d’une urgence vitale. Les années passent, l’homme ne semble guère se pacifier tant il continue à se consumer. A ce détail près qu’avec Baïlador, il semble donner à son œuvre une dimension nouvelle, en ce sens qu’elle transpire le plaisir du jeu. Une musique qui ruisselle…

Ce nouveau disque, le premier depuis Birdwatcher [2], répond, par son élégance nerveuse et l’évidente jubilation qui s’est emparée des musiciens ici réunis, à l’objectif que le clarinettiste se fixait au moment de rallier New York et de retrouver son ami Jack DeJohnette : « Je voulais que ça groove, que ça pulse, que ce soit joyeux. Parce que j’ai besoin d’énergie. Il me fallait une musique qui ouvre dans la joie. Je me laisse bercer par le tempo, je n’ai aucune idée au départ. Je veux exprimer la liberté des sons, la liberté de donner ». Sur ce plan le pari est réussi, et le plaisir se prolonge au fil des écoutes. Rarement aura-ton eu autant envie de se remettre le disque. Signe des temps, Michel Portal a accepté, pour la première fois, d’écouter les prises en studio : « Je suis décidé maintenant. J’assume ! C’est un apprentissage pour le prochain disque ! ». Rendez-vous pris…

Jack DeJohnette : le batteur, qui n’est pas seulement le tiers percussif du trio de Keith Jarrett, est une des clés de l’album car Michel Portal l’a voulu dès le départ à ses côtés dans cette nouvelle aventure. Mis en valeur par la prise de son de Philippe Teissier du Cros, son jeu est ici une composante majeure du son d’ensemble (l’introduction de « Baïlador » en duo avec Scott Colley à la contrebasse est un modèle du genre) et contribue pour beaucoup à l’impression générale qui se dégage du disque. La joie, oui, celle que Michel Portal souhaitait nous communiquer. DeJohnette signe par ailleurs un « One On One » qui ouvre d’autres perspectives, celle des dialogues multiples entre les musiciens, ces interplays que le clarinettiste met à profit sur scène pour que les concerts ne soient pas des disques [3].

En confiant par ailleurs la production à un autre fidèle, le pianiste Bojan Z, il savait qu’un travail d’orfèvre donnerait à l’ensemble les couleurs et le relief voulus. On peut s’étonner de la relative discrétion de Lionel Loueke à la guitare, qui joue plutôt un rôle d’enlumineur, mais dont la sensibilité s’exprime avec beaucoup de grâce sur un émouvant « Ombres » en duo, mais on ne peut retenir sa joie face à la verve du trompettiste américain Ambrose Akinmusire. On n’a pas fini d’entendre parler de ce musicien qui n’a pas encore trente ans [4] et s’intègre avec un naturel confondant au duo de choc initial : ces deux « anciens » que sont Portal et DeJohnette. Portal souligne d’ailleurs que la combinaison clarinette / trompette est assez rare, mais riche en ce qu’elle donne envie de soleil (« elle donne de la luminosité »).

Baïlador est avant tout un disque de voyage : si l’on y entend l’Afrique, ne serait-ce que par le jeu de Lionel Loueke, comme sur l’introduction de « Dolce », portalien par excellence, il nous entraîne aussi vers d’autres contrées : on devine des îles dans le tonique « Citrus Juice » du vieux pote Eddie Louis où la trompette d’Akinmusire exécute un solo endiablé, clin d’œil au papa de l’organiste, juste avant que Michel Portal ne prenne la relève au soprano. Un peu plus tôt, il avait proposé un autre cap, tout aussi rythmé et haut en couleurs : « Cuba Si, Cuba No ». Tout au long du disque, les thèmes s’enchaînent dans une danse un peu folle : c’est même ce qui frappe à la première écoute. Cette sensation de bien-être partagé, cette fête à laquelle nous sommes conviés dans un grand sourire collectif.

A 75 ans, Michel Portal, homme de toutes les musiques, éternel voyageur en quête de nouveaux rivages, créateur de « métissages fous », ce Sagittaire qui n’aime rien mieux que de décocher ses flèches un peu partout, vient de nous offrir l’un de ses plus beaux disques. Citons-le une dernière fois [5] afin bien comprendre l’esprit ravageur qui l’anime, aujourd’hui plus que jamais : « Baïlador, je danse encore ! ». Alors dansons avec lui, c’est le meilleur moyen de conserver la jeunesse éternelle !

par Denis Desassis // Publié le 17 janvier 2011

[1Levons tout de suite une ambiguïté : le mot ne comporte pas de tréma en espagnol, mais il semble que Michel Portal ait tenu à mettre les points sur le i, sans doute pour en faciliter la prononciation aux non-hispanophones.

[2Publié en 2006 et qui se présentait comme le dernier volet d’un triptyque américain commencé avec Minneapolis au début des années 2000, sous l’égide du producteur Jean Rochard.

[3Une première et très belle démonstration en a été donnée le 8 janvier 2011 à l’Arsenal de Metz devant une salle pleine et un public enthousiaste.

[4Nous avions souligné sa prestation lors de l’édition 2009 du festival « Nancy Jazz Pulsations ».

[5Toutes les citations sont tirées d’une interview que Michel Portal a récemment donnée à TSF Jazz.