Sur la platine

La sensibilité exacerbée de Giuseppi Logan

Certains connaissent la musique de Giuseppi Logan. D’autres non. Ces quelques lignes sont pour eux.


Et d’abord rappeler que si l’éclipse de Henry Grimes a duré trente ans, Giuseppi Logan est sorti des radars pendant quarante ans.
Une vie fracassée entre misère, établissements psychiatriques et drogues. On le retrouve sur le tard, quasi-clochard, toujours musicien, jouant dans les parcs et le métro à New York. Des artistes se sont mobilisés à partir de 2008 pour le sortir de l’oubli, du dénuement : Matt Lavelle, William Parker, Steve Swell et d’autres. Le Covid-19 l’a emporté le 17 avril 2020 .

Malheureusement, le jazz n’est pas avare de ces vies fracassées. Mais aujourd’hui, l’urgence est à l’écoute, à la redécouverte avant que les sables de l’oubli viennent recouvrir sa musique. Sa production discographique n’est pas gigantesque.

Un album scintille ; il date de 1964 : The Giuseppi Logan Quartet avec sa pochette qui hante les mémoires. Il y est en compagnie de Don Pullen, Eddie Gomez et Milford Graves. C’est un album nécessaire, qu’il vous faudra vous procurer sitôt que ce sera possible.

Pour être frappé au cœur, je vous propose d’aller en fin d’album, pour découvrir (ou réécouter) « Bleecker Partita ».

Ce titre nous ramène au moment de l’émergence d’un jazz nouveau, au début des années 60. L’ombre de Coltrane nimbe cette musique, certes, mais il y a Giuseppi Logan et sa sensibilité exacerbée, totalement bouleversante. Dès ses premières notes, il nous emporte très loin, sur les crêtes, là où l’atmosphère est raréfiée. Sa musique est un lent déroulement de tourbillons, de circonvolutions hypnotiques, par moments un peu plaintives, avec des notes parfois en déséquilibre.

C’est une forme de chant d’une sensibilité très aiguisée, qui vient nous pincer la pointe du cœur, qui marque notre mémoire d’une manière durable. Le jeu de Don Pullen (p), avec ses accords répétés à la manière d’un McCoyTyner, offre un écrin à ce chant, ajoutant différentes nuances de gris, des touches de vague-à-l’âme, des fragrances de tristesse. Eddie Gomez nous rappelle la folle épopée de la contrebasse dans cette période d’émancipation, avec un interventionnisme sans timidité, un jeu mélodiste puissant, aiguisant l’atmosphère du moment. Après le solo de Giuseppi Logan et celui de Don Pullen, il s’offre toute la place dans un moment inspiré, aux saillances alors radicalement neuves, nimbé dans une constellation de cymbales légères. Milford Graves, en effet, est totalement hors rythmique régulière, avec ses frappes pseudo erratiques, chaotiques, ses petites rafales de roulements, ses éclats et ses petites pluies aux cymbales. Quelques accords au piano et c’est à nouveau l’envol tout chantourné du leader, ponctué de chocs sur les peaux, de friselis sur le métal. Une pulsation régulière apparaît pour annoncer le retour du thème et, sitôt fait, s’en va vagabonder ailleurs. Un thème qui revient, qui ne veut pas partir, qui a encore des choses à nous dire, des caresses à prodiguer, encore, encore, jusqu’à l’extinction de cette voix fragile qui va partir, irrémédiablement.

Un moment d’émotions intenses.

par Guy Sitruk // Publié le 3 mai 2020
P.-S. :

Les quelques éléments biographiques cités sont issus d’un article paru dans le magazine The Wire. Il est de la plume de Pierre Crépon.

L’album complet est en écoute sur Youtube

On trouvera la discographie complète de Giuseppi Logan sur Discogs