Scènes

Wrocław déborde d’imagination

La modernité s’invite à Jazztopad, en Pologne.


Jazztopad - Mleczarnia © Mario Borroni

Depuis seize années, Piotr Turkiewicz, directeur artistique du festival Jazztopad, développe une identité plurielle pour ce festival polonais. Son imagination le conduit à programmer des artistes issus de nombreux pays et de différents courants stylistiques qui tous gravitent autour des musiques improvisées. L’originalité est de mise et en dépit du froid saisonnier, le public se presse dans l’extraordinaire édifice à plusieurs étages du National Forum Of Music (NFM) ainsi que dans la cave située au sous-sol du café Mleczarnia.
Cette vingt-et-unième édition de Jazztopad a célébré l’une des dernières légendes vivantes du jazz, Abdullah Ibrahim, sans oublier pour autant de présenter de jeunes artistes émergents. L’auditoire averti apprécie particulièrement d’écouter des formations internationales et inédites, il est vrai que le jazz en Pologne a une longue histoire. Le saxophoniste Zygmunt Karasiński fut certainement le premier à fonder un groupe en 1922 ; par la suite Eddie Rosner, la formation Melomani, l’Ensemble MM 176 d’Andrzej Kurylewicz et Jerzy Borowiec, Krzysztof Komeda, Tomasz Stańko, Zbigniew Seifert, Michał Urbaniak, Urszula Dudziak, Marcin Wasilewski ainsi que l’innovante scène Yass ont marqué des générations successives de mélomanes polonais.
Fort de cet héritage culturel, Jazztopad ne lésine pas sur la singularité des projets présentés, son public cultivé demeure exigeant et a soif de découvertes. Quant aux nouveaux talents, ils émergent lors de concerts organisés chez l’habitant, excellente formule qui voit apparaître à l’improviste de grands noms venus se frotter à ces jeunes musicien·nes locaux.

Sun-Mi-Hong & Alistair Payne © Arek Pisarek - Rita Baum

Cocorico ! pourrait on dire, Sarah Murcia se produit aux côtés de Matt Maneri avec le projet Méditation musicale. Le public est invité à s’allonger dans d’immenses coussins en microbilles et bénéficie d’un kit composé de masques occultants pour les yeux. Il suffit de se concentrer pour plonger délicieusement dans les notes croisées du duo qui peu à peu vont envelopper les corps inertes ainsi que l’espace architectural de la Salle Kameralna. La concentration avec laquelle le violoniste et la contrebassiste exécutent cette musique se ressent particulièrement, le temps y apparaît comme suspendu. Durant le développement de la première pièce musicale, les notes suggèrent des mouvements chambristes qui traversent élégamment l’histoire de la musique. Nous sommes confrontés à une contemporanéité qui s’accole par moments à l’exhumation de sonates issues des siècles passés. Mis à nu, « Strange Meeting » composé par Bill Frisell est partagé entre la scansion de la contrebasse et l’aspect minimaliste du violoniste. Une ode à la tendresse.

L’énergie intense avec laquelle Luka Zabric & The Gatherers expriment leur musicalité se répand comme une avalanche de strates musicales. L’efficacité du leader au saxophone, conjuguée aux stridences de la trompette de poche de Nikola Vuković, invite au tumulte. La section rythmique composée de Tin Džaferović à la contrebasse et de Luís Oliveira à la batterie privilégie la tonicité. Le free-jazz demeure la source d’inspiration principale du quartet, mais des incursions orientales apparaissent par moment ainsi que des digressions héritées de Don Cherry. Des amalgames réguliers s’établissent entre une écriture rigoureuse et une totale liberté d’action tout au long du concert.

Par leur élaboration musicale exemplaire, fruit d’une écoute réciproque, ce duo a suscité une immense allégresse. La citation malicieuse d’« Evidence » restera un grand moment de leur prestation.

Une soirée consacrée en grande partie à Kris Davis, loin de ses formations habituelles, avait de quoi nous allécher, elle qui affirme jouer des lignes plutôt que des accords. Loin de la formation Diatom Ribbons ou de son dernier album paru en trio Run The Gauntlet avec Robert Hurst et Johnathan Blake, c’est avec le pianiste australien Paul Grabowsky que la soirée démarre. La confrontation des deux pianistes laisse entrevoir deux styles, la Canadienne est déterminante par la richesse de son timbre et par sa main droite dotée d’une grande souplesse. Les cascades de notes de l’Australien s’orientent vers le fortissimo et apportent des variations de nuances. D’origine polonaise, Paul Grabowsky impressionne par sa technique instrumentale qui évoque Karol Szymanowski. Kris Davis, qui excelle dans les parties néo-romantiques, a réussi cette première partie.

La création The Solastalgia Suite, qui réunit Kris Davis et le fameux Lutosławski Quartet, nous plonge dans un monde fait de richesses harmoniques. Les déflagrations des coups d’archets conjuguées au phrasé délicat de la pianiste installent des contrastes étonnants. La beauté des compositions, où l’on décèle l’héritage des musiques polonaises de Lutosławski, Bacewicz, Szymanowski, est exceptionnelle. Le deuxième violon Marcin Markowicz est réputé pour son écriture talentueuse, la première violon Roksana Kwaśnikowska impressionne par sa virtuosité, l’alto Artur Rozmysłowicz apporte un contrechant puissant alors que Maciej Młodawski essaime des pulsations éblouissantes au violoncelle. Cette suite musicale se ressent avec une grande intensité, en faveur du quartet en opposition aux interventions ponctuelles du piano.

Saagara ® Mario Borroni

Voici un des grands moments du festival : le duo composé de Sun-Mi Hong à la batterie et Alistair Payne à la trompette a tout emporté sur son passage. La batteuse sud-coréenne qui vit à Amsterdam est confondante, d’une finesse exemplaire aux baguettes qu’elle promène sur toutes les parties percussives ou non de son instrument. En toute complicité, elle procure au trompettiste, toujours lyrique, une assise rythmique détonante. Nul besoin pour eux de singer un free-jazz caricatural, leur musique se renouvelle constamment dans la lignée de ce que partageaient aussi bien Louis Armstrong et Sidney « Big Sid » Catlett que Wadada Leo Smith et Milford Graves. Par leur élaboration musicale exemplaire, fruit d’une écoute réciproque, ce duo a suscité une immense allégresse. La citation malicieuse d’« Evidence » restera un grand moment de leur prestation. Applaudissements plus que mérités.

Aja Monet était attendue par une bonne part de fans : son recueil de poèmes My Mother Was A Freedom Fighter, hommage aux femmes qui se sont investies pour la liberté, a fait le tour de la planète. Le batteur Justin Brown a mis le feu aux poudres, annonçant la venue de la poétesse sur scène. Avec son spoken word souverain et la finesse harmonique de son quartet, la chanteuse originaire de Brooklyn génère une ambiance faite de changements de climats qui évoquent tantôt la soul, tantôt les racines du gospel. Les poèmes font souvent l’éloge de l’amour sur un ton enjoué. La narration d’Aja Monet rappelle son engagement dans des actions politiques, attestée par sa signature à la lettre ouverte au président américain Joe Biden appelant à un cessez-le-feu des bombardements israéliens sur Gaza.

Luka Zabric & The Gatherers © Arek Pisarek - Rita Baum

Trait d’union sacré entre les musiques improvisées européennes et indiennes, Saagara a enthousiasmé l’auditoire du NFM. Avec sa clarinette alto et son dispositif électronique, Wacław Zimpel a su développer un nouveau langage musical. Ce producteur basé à Varsovie avait initié sa carrière avec Ken Vandermark, Hamid Drake et Joe McPhee. Il s’est désormais uni aux musiciens de tradition carnatique que sont Giridhar Udupa au chant et à la percussion en terre cuite ghatam, Bharghava Halambi au petit tambour kanjira, K Raja au tambour thavil et Mysore N. Karthik au violon. La multiplicité bourdonnante de rythmes indiens mêlés aux textures électroniques confère une identité à ce projet mis en œuvre lors d’une jam session en Pologne il y a plus de dix ans par Waclaw Zimpel et Giridhar Udupa. Ce jeune virtuose indien, qui a émerveillé le public par sa dextérité et l’envoûtement qu’il suscite avec ses interventions solistes, est le point de mire de Saagara. Si le violon indien est aisément reconnaissable de par ses micro-tons appelés shrutis, il bénéficie ici d’une langage avant-gardiste avec Mysore N. Karthik. Entre la tradition séculaire indienne et le futur indéterminable, Saagara a étrenné de nouvelles voies musicales improvisées.

Aja Monet © NFM Jazztopad - Patrycja Gbyl-Stojek

L’improvisation, parlons-en : elle atteint sa quintessence par les voix conjuguées des Canadiens François Houle et Gordon Grdina dans leur projet Heliotrope. Ces deux-là ont plus d’un tour dans leur sac et le discours prolixe qu’ils ont offert dans la cave de briques rouges du Mleczarnia fut mirifique. Le soutien coloré et soupesé apporté par le guitariste a permis au clarinettiste de couvrir un vaste champ d’expérimentations, d’une fluidité exemplaire. Le passage à l’oud de la part de Gordon Grdina rappelle quel fin mélodiste il est, toujours harmonieux et fécond, ce qui nous rappelle son partenariat d’exception avec Gary Peacock et Paul Motian dans son album Think Like The Waves. François Houle a démontré que sa polyvalence proverbiale témoigne d’une intense culture musicale.

L’originalité de Jazztopad tient aux concerts organisés chez l’habitant, tout en spontanéité et accueil chaleureux. En banlieue de Wroclaw, c’est d’abord un salon qui est investi par une foule nombreuse, et qu’importe puisque chacun trouve une place. La musique se propage d’emblée avec une confrontation réussie entre les membres du groupe indien Saagara et des musicien·nes locaux, le mariage entre Occident et Orient s’avère remarquable. Un vibraphoniste fait sensation : Tukosz Ciesiołkiewicz. Changement d’appartement et une nouvelle fois la générosité prévaut de la part des Polonais·es, toujours aux petits soins pour leurs hôtes. Plusieurs groupes jouent à la suite, mais retenez bien ces deux noms : la violoniste Lucy Brown et la saxophoniste Matylda Gerber, qui ont offert une prouesse improvisée de haut vol. Comme une bonne surprise n’arrive jamais seule, François Houle est venu agrémenter ce bœuf musical avec sa clarinette magique. Cette rencontre a donné l’occasion à deux générations de s’exprimer avec entrain, la boucle est bouclée.

Gordon Grdina & François Houle © Arek Pisarek - Rita Baum

Abdullah Ibrahim vient de s’installer au piano sur la scène de la salle principale du NFM, vaste amphithéâtre de 1804 places. Dès les premières notes énoncées sur le clavier du Steinway, la musique prend forme avec un thème pénétrant qui reviendra agrémenter le récital par moments. Ce sont des accords distincts, espacés, qui élèvent la musique : il y a du sacré dans cette interprétation qui subjugue l’auditeur. La résistance physique d’Abdullah Ibrahim, né en 1934, impressionne. Sa vitalité étonnante se ressent pleinement par les phrasés très délicats qui déferlent sous ses doigts, à l’opposé de la rudesse de sa jeunesse en Afrique du Sud, traversée par des arrestations liées à son appartenance au mouvement anti-apartheid. En solitaire, il nous offre une leçon mémorable de piano : sa sensibilité, fruit d’une existence consacrée à l’instrument, s’associe au blues intemporel et rappelle que sa composition « Mannenberg » devint le chant de lutte et l’hymne officieux lors des émeutes de Soweto en 1976. L’implication avec laquelle cet immense pianiste a délivré sa musique tient du grand art, les mélodies poétiques, arachnéennes ont fait de son improvisation un joyau empreint d’imagination et d’une forme de nostalgie.

Abdullah Ibrahim a été célébré ce soir, au même titre qu’Arthur Rubinstein lorsqu’il revint en Pologne a la fin des années cinquante, par une foule de personnes debout et émue. Une longue ovation acclame le Maestro.

Le festival Jazztopad 2024 se clôt en beauté, toutes les personnes qui ont permis de concrétiser cette réussite se doivent d’être remerciées, Patrycja Gbyl et Monika Papst en particulier, pour leur dévouement.