Banlieues Bleues, festival obstiné
Le festival dionysien avait lieu du 8 mars au 5 avril 2024.
Année après année, le festival Banlieues Bleues trace son sillon. Dans une Seine-Saint-Denis de plus en plus sinistrée, le festival propose, encore et toujours, à ses habitants de découvrir la diversité des musiques d’aujourd’hui, belles, rebelles et métissées. Des musiques qui résistent, qui revendiquent et qui combattent. Des musiques plurielles portées par des personnalités fortes qui rendent le monde plus supportable. Retour sur quelques soirées de cette 41e édition du festival.
Mardi 19 mars - 20h30. Pantin, La Dynamo
En cette veille de 20 mars, l’atmosphère est déjà printanière aux Quatre-Chemins. Beaucoup de monde dehors. Les gens circulent et profitent de la douceur du soir. C’est dans cette ambiance légère que nous nous rendons à la Dynamo, bien remplie pour l’occasion, pour une soirée exceptionnelle tant les musiciens à l’affiche sont rares en France.
Okkyung Lee, tout d’abord. Violoncelliste virtuose, elle a joué avec à peu près tout ce que la planète compte d’improvisateurs : Laurie Anderson, John Zorn, Evan Parker, Wadada Leo Smith ou Sylvie Courvoisier pour n’en citer que quelques-uns. Elle se présente en solo dans une robe bouffante d’un beau gris anthracite, ornée de fleurs rouges (le printemps, vous dis-je). Après avoir salué la scène, son instrument et le public, elle s’assoit sur un tabouret et attend que les derniers spectateurs s’installent. Visage fermé, concentrée, Okkyung Lee lance une bande son depuis un ordinateur posé non loin. Le concert peut commencer. Doucement d’abord. Lentement. Ses yeux sont mi-clos. Elle est en elle-même. Elle donne de petits coups d’archet secs et précis. Les doigts de sa main gauche suivent le mouvement, s’agitent frénétiquement très près du chevalet d’abord, puis sur tout le manche. Successions de glissandos échevelés. Le manche du violoncelle semble être devenu un circuit de Formule 1. Vrombissements ininterrompus. La bande son distille des bruits métalliques et stridents comme si nous nous étions égarés au beau milieu d’une fonderie. L’ambiance est quelque peu angoissante. Sombre. Pourtant Okkyung Lee captive. Sa technique virtuose lui permet toutes les acrobaties. Son sens du détail et la profondeur du son du violoncelle emportent. Elle nous entraîne avec elle dans cette performance minimale et aride (d’aucuns diraient hermétique) mais réellement viscérale ; une expérience visuelle et musicale dont on se souviendra à coup sûr.
Nous restera également en mémoire le deuxième concert de cette soirée, tant le trio formé du batteur Tony Buck, du guitariste Noël Akchoté et de la chanteuse Vesna Pisarović nous a mis en joie. Vesna Pisarović est croate. Très connue dans toute l’ex-Yougoslavie pour ses chansons pop, elle s’émancipe de ce format depuis plusieurs années maintenant et se frotte à des musiciens d’autres milieux en intégrant de l’improvisation au traditionnel sevdah, cette ancestrale tradition musicale des Balkans. Vesna Pisarović chante de sa voix chaude des airs populaires, des mélopées lentes et envoûtantes, d’une grande beauté. Aiguillonnée par ses deux compères, elle s’aventure parfois dans des vocalises improvisées, notamment pour introduire les morceaux. La guitare cabossée et hérissée d’Akchoté se love dans les interstices de la voix, rebondit sur les fûts de Tony Buck. Elle amène une sorte de grain, quelque chose de râpeux, qui transfigure les mélodies originelles. Buck, dandy chic, surplombe la musique, tout en contrôle. Danseur gracile aux bras immenses, il dessine un paysage sonore fait de couleurs vives et acidulées. Sa batterie se charge en émotion, débarrassée de sa seule acception rythmique. Son entente avec Akchoté est d’emblée immense, ce qui n’étonne guère au vu des pédigrées respectifs de ces improvisateurs hors pair. On quitte les lieux apaisé et heureux, empli d’une douce mélancolie.
- Amaro Freitas © Michel Laborde
Mardi 2 avril - 20h30. Pantin, La Dynamo
En ce jour de grève et de manifestation enseignante, Banlieues Bleues touche à sa fin. C’est la quatrième et dernière semaine du festival. Ce soir, on écoute le pianiste brésilien Amaro Freitas puis le projet Separatist Party du batteur Mike Reed. Le concert affiche complet. Pour être tout à fait honnête, c’est le nom de Mike Reed qui nous avait fait cocher cette soirée. L’écoute de son dernier album laissait entrevoir le potentiel de cette belle musique sur scène. Quant à Amaro Freitas, nous avions vu passer, la semaine d’avant, une double page dans Libé, mais sa musique restait pour nous tout à fait inconnue. Visiblement, ce n’était pas le cas du public qui, dans une large majorité, était venu pour voir le phénomène. La communauté brésilienne de Paris avait fait le déplacement ainsi qu’Audrey Pulvar (ces deux informations étant sans rapport).
Dans un très beau costume panthère aux couleurs fauves, tout droit sorti d’une planche de Brecht Evens, Amaro Freitas se présente seul au piano pour un premier morceau très puissant, percussif en diable, qui donne le ton. Le pianiste fait les présentations. Il vient de Recife, ville côtière du Nordeste brésilien. Comme un écho, les Brésiliens de l’assistance déclinent alors leurs villes d’origine, Rio, São Paulo, Belo Horizonte. On voyage. Le concert se poursuit par une reprise complètement désossée du « Giant Steps » de John Coltrane. Dans un silence de cathédrale, Freitas enchaine avec « Sounds Of Amazonia », une suite en trois parties, morceau de bravoure du concert, hommage à la forêt amazonienne, qu’il joue au piano préparé accompagné de percussions et d’une sanza. Grâce au re-recording il installe une ambiance apaisée et chatoyante qui met le public en lévitation, totalement captivé. En transe, mon voisin rugit de plaisir. Après une ballade dédiée à sa mère, fredonnée par le public, Amaro Freitas revient pour un rappel enlevé et enjoué qui s’éteint sur une note suspendue dans un silence extatique. Généreux, solaire, habité, le pianiste brésilien nous laisse émerveillé. On est sous le charme. Une très belle découverte.
C’est au tour de Mike Reed et sa bande d’investir la scène de la Dynamo. Le batteur de Chicago est un habitué des lieux. On l’a déjà entendu ici avec d’anciens projets ainsi qu’avec le dispositif The Bridge. Il est aujourd’hui entouré de son fidèle complice Ben Lamar Gay au cornet, du poète chanteur Marvin Tate et du trio Bitchin Bajas, soit Cooper Crain à la guitare, Dan Quinlivian aux claviers et Rob Frye au ténor et à la flûte. C’est la première fois que le groupe jouait ce nouveau répertoire en Europe. Première réussie. Les morceaux s’enchaînent sans temps mort dans des liaisons très fluides qui ne laissent pas l’auditeur respirer. Tout l’album y passe. La musique est construite autour d’une rythmique puissante et roborative composée de la batterie rebondie de Reed, de la guitare acerbe de Crain et des boucles synthétiques hypnotiques de Quinlivian. Porté par ce tapis sonore ondulant, Ben Lamar Gay et Rob Frye s’en donnent alors à cœur joie pour broder des mélodies sibyllines, tantôt en solitaire, tantôt dans de magnifiques unissons qui mettent en avant l’acidité de l’un et la délicatesse de l’autre. Tapi dans un coin de la salle, Marvin Tate écoute ses compères les yeux fermés. À quatre reprises, il quitte sa cachette pour déclamer jusqu’au cri ses poèmes habités, de sa voix grave et rauque. Le groupe tout entier semble se mettre alors au service de ses mots, accompagnant le souffle de sa voix, ici soulignant une idée, là accentuant son propos, hypnotisant une assistance groggy. Une musique libre et aventureuse, à la fois simple et savante, qui fait du bien et clôture magnifiquement cette très belle soirée.
- Mike Reed © Laurent Orseau
Jeudi 4 avril - 20h30. Pantin, La Dynamo
Ce jeudi 4 avril, c’est l’avant-dernière soirée de cette 41e édition de Banlieues Bleues. Résolument placée sous le signe de la voix avec les projets de deux magnifiques chanteuses (mais seulement) américaines Ganavya et Amirtha Kidambi. Deux musiciennes d’exception et deux activistes au caractère bien trempé. Les deux jeunes femmes sont américaines (elles vivent à New-York) et originaires d’Inde du Sud où elles ont, toutes deux, étudié la musique carnatique. Elles chantent en anglais, mais aussi en tamoul, ce qui fera dire à Amirtha Kidambi durant le concert que ce n’est pas tous les jours que l’on peut assister à un tel événement en concert.
Prévu en solo, le concert de Ganavya aura finalement lieu en duo. Elle s’avance dans une longue robe blanche immaculée, accompagnée de Richard Sears au piano. Elle enlève ses chaussures et, après une longue introduction, empoigne sa contrebasse et invite un spectateur du premier rang à la rejoindre sur scène. Il est étudiant, violoniste. Elle l’a visiblement rencontré un peu plus tôt dans la journée. Les trois musiciens se mettent à improviser autour d’une légère mélodie. D’abord timide, le violoniste s’enhardit et livre de jolis contre-chants aux vocalises de Ganavya. Moment suspendu. Le concert se poursuit dans une atmosphère recueillie. Délaissant sa contrebasse, Ganavya chante des textes personnels ou issus de poèmes anciens, alternant anglais et tamoul. Sa voix chaude et voluptueuse embrase la Dynamo. Tout le monde semble suspendu à ses lèvres. Le temps s’arrête en douceur. L’accompagnement minimaliste du piano souligne et enlumine les trilles incantatoires de la chanteuse. Complainte du ciel et de la terre, le chant de Ganavya semble convoquer les esprits d’un monde nouveau, bon et généreux, débarrassé de ses atrocités et ses mesquineries. La musique est spirituelle ; elle peut changer le monde, défend Ganavya. Elle permet en tout cas de le rendre plus beau.
- Amirtha Kidambi © Gérard Boisnel
Après une courte pause, Amirtha Kidambi entre en scène, accompagnée des musiciens de son groupe Elder Ones : Matt Nelson au saxophone soprano, Alfredo Colon au ténor, Lester St. Louis à la contrebasse et Jason Nazary à la batterie. Le groupe jouera le répertoire de protest songs de leur formidable dernier album New Monuments. En live, la musique prend encore plus de consistance. Portée par l’épaisse assise rythmique propulsée par l’impressionnant duo St. Louis/Nazary (deux anciens compagnons de feu la trompettiste Jaimie Branch, à qui Amirtha Kidambi a rendu hommage durant le concert), la musique de Kidambi brûle de mille feux. Extatique et combative, elle emprunte autant au free jazz qu’au punk ou à la musique classique indienne. Reflet de son parcours de vie, elle est le creuset de son combat pour un monde meilleur. La musique est politique pour Kidambi. Elle dénonce, proteste, résiste. Elle appelle à « la démolition des vieux monuments coloniaux et racistes et des vestiges du pouvoir, afin d’en construire de nouveaux ». Il y a urgence. L’énergie des musiciens permet de faire passer le message. Quant il n’accompagne pas à l’unisson les vocalises de sa leadeuse, le soprano de Matt Nelson se fend de solos enfiévrés qu’il termine, le teint rouge, au bord de l’asphyxie. Alfredo Colon, dans un style plus retenu, n’est pas en reste et souffle dans son ténor comme si son sort en dépendait. Amirtha Kidambi, quant à elle, déclame, de sa voix grave, ses textes incisifs en s’accompagnant tantôt aux synthétiseurs tantôt à l’harmonium. Le public en redemande, abasourdi.