Les chants solennels de Ferdinando Romano
Entretien avec un jeune musicien qui se distingue par une grande expressivité.
Ferdinando Romano © Valentina Cipriani
Auréolé de sa première place au Top Jazz 2020 de Musica Jazz comme Meilleur Nouveau Talent Italien et par le très convoité Prix SIAE (Société Italienne des Auteurs et Editeurs) en 2021, Ferdinando Romano est, depuis, largement plébiscité pour son écriture singulière. Il se fait remarquer par un jeu contrapuntique sophistiqué à la contrebasse et par ses albums qui explorent des paysages insolites.
- Ferdinando, comment avez-vous commencé votre parcours musical et pourquoi avez-vous choisi la contrebasse ?
J’ai développé précocement ma passion pour la musique. Je passais des heures à écouter des disques que je trouvais à la maison et, rapidement, j’ai eu envie de jouer d’un instrument. J’ai commencé par la guitare classique durant de nombreuse années avant de passer à la basse électrique à l’adolescence et ensuite à la contrebasse.
Les sonorités des notes graves et profondes ainsi que la pulsation rythmique m’ont toujours fasciné. Pour moi, le choix de la basse et de la contrebasse a été instinctif, viscéral. J’ai joué dans divers contextes, rock, funk, classique, jazz et d’un point de vue académique, ma formation est principalement classique. J’ai été diplômé à Florence au Conservatoire Luigi Cherubini pour la contrebasse et j’ai aussi étudié la composition pour ensuite obtenir un master à Lugano avec Enrico Fagone, l’un de plus grands solistes internationaux. Je me suis intéressé au jazz à partir du lycée et, depuis, cette musique m’a toujours accompagné dans les différentes phases de mon parcours musical. Mon cheminement personnel m’a fait passer de l’étude des disques qui me passionnaient à des leçons privées et des rencontres avec des musiciens avec qui j’ai pu jouer. Cela m’a permis de vivre des expériences en concert depuis tout jeune. C’est un parcours qui est parti de la tradition, mais qui m’a vite permis de concilier ma manière de jouer dans les différents mondes musicaux qui m’habitaient.
- Vous avez très rapidement été honoré par la revue Musica Jazz comme Meilleur Nouveau Talent Italien 2020, un moment fort ?
Un moment très émouvant, et que je considère comme un tournant dans ma carrière musicale. Quand on crée de la musique et qu’on décide de la publier, on ne sait pas comment elle va être reçue et certains avis peuvent être très importants pour apporter de la confiance dans le travail. La reconnaissance de Musica Jazz m’a donné une bonne impulsion et cela m’a stimulé pour tous mes travaux à venir. Le tout dernier référendum de Musica Jazz, le Top Jazz 2023, m’a apporté une immense satisfaction, me classant à la seconde place parmi les musiciens italiens de l’année, à la troisième place comme disque italien de l’année avec Invisible Painters et à la quatrième place pour le groupe italien de l’année.
- Votre album Totem a été un pas important dans votre carrière musicale, pouvez-vous nous en dire plus ?
Ce fut un pas décisif : avant Totem, j’avais beaucoup collaboré comme sideman dans de nombreux groupes, mais c’était ma première publication sous mon nom. Plusieurs morceaux étaient déjà en chantier, mais à un certain point j’ai ressenti le besoin de concrétiser ce disque avec les rencontres de Tommaso Iacoviello, Simone Alessandrini, Nazareno Caputo, Manuel Magrini, Giovanni Paolo Liguori et bien sûr Ralph Alessi. Nous avons beaucoup joué en Europe et c’était beau d’entendre cette musique grandir, se développer chaque fois avec une grande liberté et une cohésion d’ensemble, cela a déterminé un son de groupe qui s’est propagé bien au-delà de l’album.
Si on veut continuer à progresser et ne pas se répéter, la composition demande de la recherche et de la dévotion exactement comme pour un instrument de musique.
- Qu’est ce qui vous a particulièrement plu chez le trompettiste Ralph Alessi ?
Je suis passionné par la musique de Ralph Alessi, j’ai beaucoup écouté ses disques et ils m’ont influencé tout autant pour la composition que pour l’improvisation. J’aime son intensité et la profondeur qui s’en dégage, sa capacité à unir le risque et la mélodie. Sa musique prend toujours des directions inattendues tout en maintenant une intelligibilité et un grand lyrisme. Une belle complicité s’est créée avec Ralph et nous avons passé de bon moments aussi bien sur scène qu’en dehors.
- Votre ultime disque Invisible Painters semble être un renouveau musical ?
Pour moi, Invisible Painters a signifié un immense renouvellement que je considère comme le point de départ d’un parcours que je poursuis à ce jour. C’est le fruit d’un labeur où j’ai exploré de nouveaux concepts, tant du point de vue compositionnel que sonore ; je me suis passionné pour la musique électronique. Si on veut continuer de progresser et ne pas se répéter, la composition demande de la recherche et de l’engagement, exactement comme pour un instrument de musique. J’ai cherché à créer un équilibre entre écriture et improvisation, en utilisant la première comme un matériau de référence pour la seconde, et en me tenant à l’écart des clichés.
- Ferdinando Romano Band © Valentina Cipriani
Federico Calcagno, Evita Polidoro et Elias Stemeseder sont des musicien·ne·s fantastiques et nous nous sommes compris d’emblée. J’ai amplifié les timbres rythmiques avec les synthétiseurs, des enregistrements ambiants et des softwares, en particulier Ableton Live et Max/Msp. Ce furent des points de départ pour l’écriture. Récemment, Elias est parti aux États-Unis et il est devenu compliqué d’organiser des tournées. D’un commun accord, il a été remplacé par Valentin Gerhardus qui, non content d’être un excellent pianiste, possède une maîtrise parfaite des synthétiseurs et des samplings. Il reprend en temps réel les sons de la batterie et de la clarinette basse et y introduit de nouveaux éléments improvisés très intéressants. Nous avons des engagements et bénéficions du soutien du Centre de Production WeStart de Novara et de son directeur artistique Enrico Bettinello. Ce centre permet de faire émerger des projets créatifs dans l’univers du jazz contemporain italien et international, la finalité est de faciliter les développements musicaux et de les connecter avec d’autres réalités artistiques. En février, grâce à WeStart, nous avons pu réaliser une résidence artistique pour travailler sur de nouvelles idées et sur le développement du groupe, deux clips ont été réalisés sur mon canal YouTube.
- Dans ce disque, les climats développés par Christine Ott, qui utilise les ondes Martenot, se réfèrent explicitement à Olivier Messiaen. Ce musicien est l’une de vos sources d’inspiration ?
Oui, c’est un musicien que j’ai beaucoup étudié, en particulier sa méthode Technique de mon langage musical. La référence à cet ouvrage se ressent dans la pièce « La Figurazione Delle Cose Invisibili » par l’absence d’une réelle harmonie dans le sens classique du terme au bénéfice de l’utilisation de plusieurs modes particuliers destinés à la construction rythmique, augmentés et diminués à l’intérieur du phrasé.
- Vos rencontres musicales avec Glenn Ferris et Benny Golson furent des étapes importantes dans votre parcours musical ?
Chaque fois que je rencontre et que je joue avec des musicien·ne·s de ce calibre, ça me touche profondément et cela m’apporte un grand enseignement. J’ai connu Glenn Ferris durant les cours InJam à Siena Jazz où il fut mon enseignant de musique d’ensemble, il est d’une nature toujours très positive et sa musique est à la fois très vive et imaginative. De cette expérience est né le groupe Coaction, qui a donné naissance à un album en 2018 avec la participation de Logan Richardson. Avec cette formation, nous avons joué la musique de Glenn ainsi que des morceaux de chacun d’entre nous. La rencontre avec Benny Golson a été fantastique : il m’a invité à jouer avec lui dans le Rainbow Jazz Orchestra de Duccio Bertini. J’étais très excité au départ parce que nous allions jouer sa musique avec ses propres arrangements et cela me semblait incroyable. Son enthousiasme communicatif s’est tout de suite senti dans le flux musical, c’était incroyable de constater qu’une personne de cet âge puisse avoir une telle énergie, un tel amour de la musique. Pour moi, ce fut une grande leçon de vie, il m’a fasciné avec ses histoires vécues, en particulier les expériences qu’il a partagées avec Art Blakey.
Les sonorités des notes graves et profondes ainsi que la pulsation rythmique m’ont toujours fasciné, pour moi le choix de la basse et de la contrebasse a été instinctif, viscéral.
- Quels sont vos projets ?
J’ai plusieurs projets : un qui s’intitule Legends of Otranto , une suite dédiée aux légendes de cette terre magique - je vais aussi en réaliser une version théâtrale. La musique a été présentée en premier lieu à Tallin où elle était commissionnée en première absolue au Festival de l’Accordionfest Estonia. La formation est très particulière : accordéon, piano, contrebasse et batterie. Ce groupe international se partage entre l’Italie, la Finlande et l’Estonie, il est composé de Veli Kujala, Kirke Karja, Ramuel Tafenau et moi-même.
- Ferdinando Romano © Valentina Cipriani
Sinon, mon projet en solo prend corps, avec des synthétiseurs modulaires, la contrebasse et le live processing qui unit improvisations et morceaux structurés. Les premiers concerts démarrent en juillet et s’intitulent Islands. Avec le musicien italo-français Nicola Cappelletti, nous expérimentons une formule électroacoustique en construisant des pièces en temps réel. Pendant que j’improvise à la contrebasse, Nicola retravaille mon son, quelquefois en le transformant totalement, ce qui crée des strates sonores et architecturales inattendues. Ce duo s’appelle Halt and Catch Fire.
Je viens aussi de réaliser un album en duo avec le pianiste Carlo Maria Nartoni qui devrait être publié sous peu. Quant aux concerts, ils sont nombreux, tout d’abord en mai je pars pour une longue tournée d’un mois en Chine avec le trio d’Antonio Fusco. Cet été, j’ai des engagements en Allemagne avec les Inventionis Mater, groupe issu d’une matrice zappaïenne qui accueille Napoleon Murphy Brock, l’historique chanteur et saxophoniste qui s’est illustré aux côtés de Frank Zappa. En juin, nous présenterons le nouveau quintet d’Alexander Hawkins dont j’ai le plaisir de faire partie avec Camila Nebbia, Giacomo Zanus et Francesca Remigi. Cette musique est très excitante et nous sommes impatients de faire découvrir ce projet soutenu par le Centre de Production WeStart. Enfin, Invisible Painters bénéficie d’engagements en 2024, mais d’autres nouveautés vont se succéder.