Scènes

Ajaccio, un gout corsé pour le jazz

Retour sur la 22e édition du Festival Jazz in Aiacciu.


Leïla Olivesi © Ludovic Giffard

Dès la sortie de l’aéroport d’Ajaccio, c’est l’odeur marine qui vous accueille. On enlève son pull, on prend son éventail, on boit une gorgée d’eau et hop, en voiture. En quelques minutes de route avec au volant Michel, bénévole du festival de la première heure, l’air chaud iodé et la vue sur la mer Méditerranée donnent un rapide avant-goût de l’environnement dans lequel va se dérouler cette 22e édition du Jazz in Aiacciu.

Voilà quelques années que le festival a quitté le Lazaret Ollandini pour s’installer sur les hauteurs de la cité impériale, plus précisément au théâtre de verdure de Casone. Pendant quelques jours, les boulistes habitués de cette grande esplanade de sable sont délogés par plus de 1000 auditeurs curieux ou en quête d’un moment festif. La scène est située au pied d’un monument pyramidal constitué d’un double escalier que surplombe une statue austère de Napoléon en habit de colonel de la garde. Empereur natif de cette ville pentue aux plages de sable blanc. 
Cette édition de Jazz in Aiacciu a été introduite par un prélude printanier avec les Jeudis Sonores de la Citadelle. Les quatre jeudis précédant le festival, quelques artistes insulaires ou issus de la scène émergente jazzistique ont joué sur la place de la Guinguette, introduisant ainsi une programmation estivale sous le signe de la polyvalence, de l’étonnement et de l’événement.

Leïla Olivesi © Albert Saladini

Avec deux jours de retard, mon arrivée sur le festival est accompagnée de murmures faisant le récit des dernières soirées, en particulier du concert de Léon Phal qui semble avoir fait forte impression. Mon premier soir s’ouvre avec l’octet de Leila Olivesi. On retrouve en live l’univers poétique et élégant de l’album Astral, sorti il y a deux ans. Cela fait donc un moment que cette formation écume les scènes des festivals et ça se sent. Leur performance est rodée, chaque musicien se donne la parole sans mordre la cheville de l’autre. On note l’hommage à Wayne Shorter avec le morceau « Wayne Left Town » et son swing langoureux. Tout n’est que classe et grâce. Les cadences de Donald Kontomanou (b) permettent des enchaînements mélodiques très élégants, parfois même sensuels, comme sur le morceau « Black Widow ». Pendant quelques instants, la pianiste se lève ; battant la mesure en claquant des doigts et tapant du pied les contretemps, elle admire le charmant tressage harmonique d’Adrien Sanchez (ts), Jean-Charles Richard (bars), Quentin Ghomari (tr) et Baptiste Herbin (as). Articulation, vibrato et glissando se succèdent et s’amoncellent pour créer relief et explosions de couleurs.

Une fois la nuit tombée c’est El Comité qui prend la relève pour une performance au rythme cubain.
 Mais ce soir, le comité n’est pas au complet, car manque à l’appel Harold López-Nussa. Tout au long du concert la chaleur des percussions se mélange à des mélodies percutantes, créant parfois des moments de friction. En particulier avec le jeu parfois trop agressif et répétitif du pianiste Rolando Luna. Au saxophone ténor, Irving Acao crée des harmonies baignées d’influences américano-cubaines, tissant des mélodies audacieusement modernes qui contre-balancent le dynamisme et l’énergie des solos du trompettiste Carlos Sarduy. Puis survient discrètement le moment phare de la soirée grâce au contrebassiste Gastón Joya. Avec sa composition « Dance to Hope », il nous offre un instant hors du temps grâce à un solo de contrebasse intense, contrôlé et raffiné. El Comité clôture cette soirée avec une version épicée de « Wonderwall » faisant danser et chanter une petite poignée d’un public jusque-là très discret.

Rhoda Scott and The Lady Quartet © Albert Saladini

Après une dure journée, les pieds en éventail sur la plage Trottel qui se situe à une ridicule distance de mon logis, je retrouve le Casone pour une seconde soirée de jazz. En entrant sur le site du festival, mes narines sont accueillies par les arômes du barbecue, tandis que mes yeux se posent sur les affiches accrochées le long des barrières menant à la scène. Elles retracent l’histoire du festival et présentent toutes les vedettes que cette association de bénévoles a réussi à faire venir sur le sol ajaccien. Les clichés de Melody Gardot, Cécile McLorin Salvant, Earth Wind And Fire, Keziah Jones, Kenny Garrett ou encore Dianne Reeves, accueillent le public et permettent de se faire une idée de la qualité et de l’éclectisme de la programmation de ce festival. 

Chose assez rare pour mériter d’être soulignée, le line-up de cette soirée est presque exclusivement féminin.
C’est Rhoda Scott And The Lady Quartet qui ouvre le bal en ramenant l’église sur scène. La set-list se compose principalement de morceaux classiques (« Moanin’ », « Les Châteaux de sable », « What’d I Say ») et de titres de l’album Rhoda Scott Lady All Stars (« R+R », « Laissez-moi »). Rhoda Scott est une claviériste absolument exceptionnelle dotée d’une identité sonore très personnelle. Que dire de cette virtuose du groove et du gospel qui n’ait déjà été dit ?! Affichant un sourire radieux tout en faisant transpirer son orgue Hammond, elle est accompagnée de musiciennes au swing efficace et généreux. Sophie Alour (ts) et Lisa Cat-Berro (as) magnifient avec légèreté la soul affirmée de Rhoda Scott, tout en bénéficiant de suffisamment d’espace au cours du set pour exprimer des moments de liberté vigoureux. En parlant de vigueur, un mot sur Julie Saury. Une batteuse d’exception, qui fait un solo absolument remarquable sur « I Wanna Move ». Elle ira même jusqu’à faire chanter un public jusque-là assez réservé, mais bien plus nombreux que la soirée dernière. 
Après une courte pause buvette et papotage, on sent que l’atmosphère du festival se réchauffe en attendant Youn Sun Nah et Bojan Z. Une formation en duo pour interpréter des morceaux de son album Elles, où la chanteuse réinvente et s’approprie le répertoire des artistes féminines qui l’ont inspirée, telles que Björk, Roberta Flack, Mahalia Jackson, Édith Piaf et Maria João. Le grain de voix de Youn Sun Nah est sublimé par un Bojan Z qui montre l’étendue de son talent d’arrangeur. Sans se faire trop remarquer, il navigue avec son piano au gré des mutations vocales de sa partenaire. Difficile de deviner l’étendue de sa tessiture et sa puissance lorsqu’on l’entend parler. La timidité de sa voix presque étouffée lorsqu’elle s’adresse au public laisse place à une topographie vocale aussi hallucinante qu’imprévisible. Ses moments d’improvisation sont techniquement impressionnants avec ce falsetto aux aigus arrondis qui se transforme en cri suraigu pour évoluer en growl guttural puis en moment de scat rapide jouant entre staccato et legato. Légèreté flirte avec puissance. Le public est conquis, ébloui face à cette chanteuse de corps, qui incarne physiquement sa musique. Comme dirait Piaf « ça lui rentre dans la peau par le bas par le haut, elle a envie de chanter, c’est physique ». 


Goran Bregovic © Ludovic Giffard

Pour le dernier jour du festival, le jazz est mis entre parenthèses afin d’accueillir une star : Goran Bregović. Accompagné de musiciens vêtus en tenue traditionnelle bosniaque, l’homme arrive sur scène sous un tonnerre d’applaudissements. Je ne vous cache pas mon étonnement quant à l’engouement du public corse face à ce musicien dont je n’avais personnellement jamais entendu parler. Deux raisons expliquent cette méconnaissance : les Balkans ne me sont pas familiers et je ne suis pas cinéphile. Mais d’après ce qu’on a pu me souffler à l’oreille pendant la soirée, Goran Bregović est un artiste respecté dans le milieu du cinéma. Il signe notamment les bandes originales des films Le Temps des Gitans, Arizona Dream, ou encore La Reine Margot. Dès le premier morceau, le public se lève pour faire face aux barrières qui se trouvent devant la scène. Comme envoûtés, les sages auditeurs des dernières soirées se transforment en monstres du dance floor. Tapant du pied, ondulant des hanches, agitant les bras, certains allant jusqu’à mettre des billets sur leur front en sueur tout en hurlant face aux neuf musiciens souvent immobiles. Voilà 25 ans qu’ils sillonnent les scènes du monde entier avec leurs cuivres gitans et leurs mélodies aux airs traditionnels. Ils offrent plus de 2h de scène. Sans entracte. Enchaînant ce qui semble être des tubes que j’ai le regret de ne pas pouvoir nommer. Beaucoup semblaient être des chants de révolte datant des deux guerres mondiales ou de révolutions populaires. Si l’on m’avait dit que j’allais assister, en plein festival de jazz, au pogo d’un public scandant Kalashnikov sur fond de musique bosniaque en plein centre d’Ajaccio la veille des élections législatives, je n’y aurais pas cru. Pourtant, là est la magie de Jazz in Aiacciu, d’une soirée à l’autre on ne sait pas ce qui peut se passer. Le public est aussi imprévisible et étonnant que les artistes qui y sont programmés.



C’est avec une pointe de nostalgie que l’on quitte ce festival qui a le mérite de respecter l’étymologie du mot, car Jazz in Ajaccio est une fête où l’on célèbre la musique. Rares sont les festivals à l’initiative de bénévoles passionnés et passionnants qui arrivent à garder un côté aussi chaleureux et convivial. Un rendez-vous annuel à ne pas manquer pour celles et ceux qui souhaitent savourer de la bonne musique dans un lieu aussi unique que sympathique.