Chronique

Linda May Han Oh

Aventurine

Linda May Han Oh (b, comp), Greg Ward (as, ss), Matt Mitchell (p), Ches Smith (dm, vib)

Label / Distribution : Biophilia Records

La maîtresse bassiste d’origine chinoise, malaise et australienne, établie aux États-Unis, propose un essai de jazz contemporain des plus appétent. Nantie d’un CV pour le moins époustouflant en dépit de son jeune âge - adoubée par Pat Metheny et Dave Douglas, encensée par la presse spécialisée américaine, professeure associée au Berklee College of Music de Boston…, son quatrième album en son nom, « Aventurine », est un écrin de joyaux musicaux multicolores (comme cette pierre aux vertus présumées méditatives qui donne son titre à l’album).

Associant un quartet dans lequel elle officie à la basse électrique et à la contrebasse et un quatuor à cordes (elle a étudié l’orchestration à la Manhattan School of Music, excusez du peu), elle construit un univers jazz oscillant entre onirisme et poésie. Cheffe d’orchestre en joie, elle irradie d’une humeur délicieusement créative et, par la délicatesse de son ensemble, propose des bases pour un « third stream » du XXIème siècle, renouant avec les recherches d’un Modern Jazz Quartet.

Elle n’hésite pas à projeter des pans de son autobiographie dans ses compositions, faisant groover un hommage aux pêcheurs de perles de Broome (première ville asiatique d’Australie) ou bien adaptant un répertoire parlé-chanté d’origine chinoise dans un tourbillon swinguant avec un batteur en joie. Avec un malin plaisir à brouiller les pistes, elle propose une version quasiment cubiste du standard de Charlie Parker « Au Privave », laissant au saxophone le soin de jouer les basses pendant que les cordes frottées développent le thème dans diverses tonalités, alors qu’avec le pianiste et le batteur, elle déconstruit l’idiome du bebop pour mieux en restituer la saveur originelle.

Elle inclut un subtil décalage sur une walking bass d’une ampleur sans pareille : cette mise en abyme (« Ebony ») lui permet de tenir les murs de la maison, comme il sied à son poste de travail, et, simultanément, de les faire trembler. Son jeu de basse est résilient : il absorbe les perturbations générées par les compositions au point de s’en trouver sublimé (« Satuit » en est une illustration parfaite, avec un solo de contrebasse aux consonances bluesy surgissant d’un duo batterie/saxophone pour lancer un chorus de piano qui se restructure dans le swing, qu’elle accompagne avec une rare puissance). Les vibrations qu’elle génère, que ce soit en pizzicato ou à l’archet, procurent des sensations boisées et aérées, naturellement associées à la batterie.

Le batteur, justement, distille des couleurs contrastées tout au long des treize compositions, renforçant une quête de transe chamanique, notamment par des disruptions du meilleur aloi après quelque drive délicat (« Deepsea Dancers »). Quant au saxophoniste et au pianiste, ils se font les humbles serviteurs d’une musicienne hors pair : ils soulignent délicatement les propositions de leur leadeuse sans rien obérer de leur virtuosité (poignante introduction de « The Sirens are Wailing », entrelacs sublimes sur la même pièce, sur fond de chœurs et de cordes enchevêtrés).

Les nuances infinies de ce disque, présenté dans une jaquette en origami qui fait écho au propos musical, permettent à Linda May Han Oh de creuser le sillon de son univers singulier, s’imposant comme une créatrice peu commune, dans une écologie jazzistique plus que cohérente avec notre époque en mal de nature.

par Laurent Dussutour // Publié le 19 avril 2020
P.-S. :

Personnel détaillé sur jaquette