Scènes

Marc Ribot’s Ceramic dog, détermination et lumière

Ceramic Dog était à Oslo, à la Victoria Nasjonal Jazzscene.


Ceramic Dog © photo : Simen I. Vangen

En ce samedi 4 décembre, ce n’est pas la vague de températures négatives qui nous effraie mais celle d’un nouveau variant du Covid-19, qui frappe la capitale norvégienne de nouvelles restrictions qui font craindre le pire : pourra-t-on assister au concert des Américains, prévu depuis des mois et déjà reporté ? La réponse positive ne laisse aucun doute sur l’atmosphère que l’on va trouver au sein du « Victoria », le théâtre dédié aux jazz et musiques impros d’Oslo. Il est aussi plein que possible de fans de Marc Ribot. Ils ont acheté leur billet depuis des mois, la sortie en juin de l’album « Hope » ayant tenu ses promesses. Celles d’un power trio solide, qui livre depuis 12 ans une musique électrique à la métrique frontale et à la poétique cabossée, empruntant au blues, au post-rock et au jazz, politiquement engagée et toujours touchante.

Ils ouvrent le rideau à l’heure, sans regard ni salut. Marc Ribot traverse la scène, s’empare en une seconde de sa seule guitare et s’assoit. Shahzad Ismaily déroule sa carcasse de girafe et s’accroupit au milieu d’un parc de jeu (basse, claviers, percussions, micros). Ches Smith n’a qu’un pas à faire pour retrouver sa batterie qui comme d’habitude ressemble à un étalage — les plus hautes cymbales flottent au dessus de sa tête. Il lui faudra un quart d’heure pour ôter son bonnet et laisser ses mèches couleur corbeau capter en vol les riffs et drones de la guitare, s’en emparer pour devenir maître du tempo. Le temps nécessaire à Ribot pour installer le ton du concert. Noir. Avec pour guide une petite lueur (d’espoir voir la pochette de l’album « Hope »), on comprend que ces titres sont faits pour la nuit.

Ches Smith 2 - Ceramic Dog © Simen Iversen Vangen 2021

Pourtant, comme Bill Frisell, Ribot fait partie des guitaristes qui attirent immédiatement la sympathie. Pas de chichi, pas de manière, pas de calcul, une vraie patte et un jeu multilingue à nul autre pareil. Leur immense carrière respective semble accidentelle tant leur présence scénique n’est le fruit d’aucune étude, tant leur corps, recroquevillés, modestes, semblent déborder d’un propos musical érudit, suffisamment fin pour susciter l’aval des pères, des pairs et des novices. On appelle ça le talent.

Les titres s’enchaînent sans pause pendant une demi-heure comme pour illustrer le propos, chanté par Ribot « A thousand aspiring rock stars, Each more fabulous than the next. A thousand performance artists, Each more shocking than the next ». Son rapport naïf au son - très fort ce soir -, l’éclectisme de ses références, sa conviction dans la puissance de l’instrument place le guitariste et chanteur en anti-héros, quand d’autres « guitar heroes » se contorsionnent dans la vanité. Il joue de profil, engoncé dans ses vêtements, la guitare tournée vers le fond de scène. Les fans amassés sur les premiers rangs sourient à ce dadaïsme, ce jeu adolescent qui fait que leur cœur à chaque fois s’ouvre, braqué, désarmé par cette mise à nu.

Marc Ribot l’a dit : sur ce nouvel album il a été rattrapé par ses racines « No Wave ». Ce n’est donc pas du côté du punk mais d’une polyvalence avant-gardiste qu’il faut placer ce début de concert bruitiste, porté par les percussions riches de Ches Smith jouées en rafales. Shahzad Ismaily propage, lui, les ondes d’une basse électrique qu’il triture du bout des doigts en augmentant à trois reprises le son et le retour de son ampli. Cette introduction reflète évidemment la période de doute, de frustrations, les vagues d’incertitude subies depuis un an et demi par les musiciens.

Marc Ribot 2 - Ceramic Dog © Simen Iversen Vangen 2021

En guise de rempart, Ribot au micro déverse un flot de vers, un spoken word en saccades, comme un rafiot s’obstine à avancer contre vents et marrées, en quête de vérité. « O decrepitude, O sister of the heavenly mantra » : le titre c’est « The Activist ». À la fin du morceau, une pause, la première. Quelqu’un dans la salle hurle « Marc For President ! ». Il relève la tête et ose un sourire, le premier, et explique « J’ai assisté à beaucoup de meetings politiques ces cinq dernières années (sous Trump, ndlr) pour essayer de comprendre, j’ai beaucoup écouté. J’en suis arrivé à un ras-le-bol complet de ces discours creux, qui ne font que reculer le moment d’action. Quand il y a urgence, il faut l’action. » En d’autre termes, jouer, donner de la voix. Marc n’est pas là pour faire le beau.

« Quand il y a urgence, il faut l’action. » Marc n’est pas là pour faire le beau.


Alors le trio joue « Maple Leaf Rage » : une première moitié du titre flotte dans l’air, l’autre atterrit sur la terre pour la frapper, à deux pieds, d’une rythmique martiale, tandis que la guitare assène des riffs secs et que Shazad frappe les cordes de sa basse à pleine main. Marc Ribot est un générateur de gimmicks pop pourtant, il ne laisse pas le temps d’applaudir entre les morceaux, les contours sont flous. Il jette un maelström de matières et de teintes qu’Ismaily malaxe de ses doigts longs comme des pinceaux. Aux claviers, il joue comme un enfant et a des airs d’extra-terrestre un peu hagard. Ches Smith, lui, ne triture la peinture qu’aux couteaux. Tranchants. La star de la soirée c’est lui. Non parce qu’il vole la place de son aîné mais parce que ce dernier la lui laisse.

Ches Smith - Ceramic Dog © Simen Iversen Vangen 2021

Cela se voit à leur présence physique, parce que deux langages corporels s’opposent (Ribot est de profil, on ne voit pas ce qu’il joue, Smith ne fait que se déployer) mais aussi parce que le rôle de ce batteur « géant » est de s’emparer des sons, de les cadrer, de donner sa forme intelligible à la musique, de donner une grammaire à la prose libre et déstructurée du guitariste. Qu’il gratte, « pick » ou crée de longues plaintes électriques en s’emparant de l’e-bow, en réponse, le batteur détermine plus que le tempo, il cadre tout : rage bop, caresses, rock électrique et percussions organiques. Il ajoute même une conga à sa batterie au milieu d’un titre, pour raviver la période cubaine de Ribot. Celui-ci rit sous cape et se fend alors d’un clin d’œil aux Stones, en reprenant « (I Can’t Get No) Satisfaction », pour continuer à provoquer son batteur. Une vraie « battle royale ». Sans imitation, sans ego, on ne peut s’empêcher de penser à la façon dont Page et Bonham fonctionnaient. On pourra toujours leur demander.

La fin du concert amène l’apaisement. Ribot, qui ce soir a troqué sa Fender pour une Gibson SG (nous aurons l’explication) psalmodie des mots colorés : ciel, bleu de Prusse, laine écarlate et balles pourpres… C’est une reprise d’un titre de Donovan « Wear Your Love Like Heaven » qu’il rend méconnaissable mais revêt d’une grâce crépusculaire. Et l’on revient à cette lueur, ce phare dans le noir, la lune de la pochette de l’album. Le trio remercie, reconnaît qu’il a eu peur que ce concert ne soit à nouveau reporté « It’s crazy to tour these days, but we’ll wear masks, pay attention and do everything to make sure we keep everone safe ».

Shahzad Ismaily - Ceramic Dog © Simen Iversen Vangen 2021

Marc Ribot ne jouait pas sur sa guitare car elle n’est jamais arrivée à Oslo, restée coincée entre deux aéroports, et, après deux heures de show, Ceramic Dog doit déjà s’envoler vers le concert du lendemain. En quittant la salle, je le croise, lui glisse deux mots et répète que nous sommes heureux de les avoir vus et entendus. Pour toute réponse, courant déjà vers son taxi, lumière au bout du tunnel, Ribot me crie « Thanks ! Determination is strength ! ».

par Anne Yven // Publié le 19 décembre 2021
P.-S. :

Merci à Jan Ole Otnæs et Henrik Mehl de Victoria Jazzscene, ainsi qu’à Simen Iversen Vangen pour les photos.