Entretien

Marie Krüttli en toute transparence

La pianiste suisse évoque son disque en solo et le processus de création.

Pour un.e pianiste, le disque en solo est souvent une étape. Incontournable, niée, recherchée, cette étape est toujours sur le chemin. Marie Krüttli vient d’enregistrer le sien, Transparence (Intakt Records), et explique comment s’est déroulée cette étape du solo de piano. La pianiste trentenaire fait preuve d’une technique pianistique impressionnante, utilisant toute l’étendue du clavier et tous les moyens possibles pour faire sonner le piano comme un orchestre. Ce solo s’écoute dans une longue immersion, en plongée, et évoque de nombreuses images. Le disque est pour la pianiste le reflet de ce qu’elle est, de ce qu’elle ressent. A travers quelques questions elle parle improvisation, matière sonore, égo, humilité et précarité.

Marie Krüttli © Palma Fiacco

- Dans les notes de pochette, vous dites qu’il est important de travailler les premiers instants d’un disque ou d’un concert pour bien « rentrer dans la musique ». Pouvez-vous préciser ?

Comme il y a beaucoup d’improvisation libre dans l’album (le début est complètement improvisé), il s’agit de cette approche où l’on entre dans le son avec prudence, avec calme et respect pour les choses autour de la musique. Comme je le mentionne dans les notes de pochette, il y a quelque chose de sacré pour moi quand on entre dans une séquence de musique.

- En effet, l’introduction du solo donne l’impression d’entrer dans l’eau. Vous y laissez une place immense au silence et à la réverbération. Que représente le silence pour vous ?

De façon générale, je pense que le silence et l’espace sont des choses nécessaires à la musique improvisée. Cela permet à l’inspiration de venir à nous et de nous diriger vers la suite de l’histoire.
Mais pour une entrée dans une séquence de musique comme le début de l’album, cela représente une sorte de “mise au service de la musique”. C’est-à-dire qu’on accepte de n’être que l’appareil qui véhicule un message, un médium. Cela permet aussi de canaliser l’ego, qui doit vraiment disparaître à ce moment-là pour laisser la place à “ce qui est.” C’est comparable à l’état de musicien de musique classique, où l’on est “uniquement” l’interprète. Le texte et les indications sont là, il faut reproduire au mieux ce que le compositeur voulait. Il y a une mise au service (même si aujourd’hui beaucoup d’artistes classiques prennent plus de libertés dans leurs interprétations, et c’est très beau). Mais c’est un état d’humilité et de respect.

Dans l’improvisation, le compositeur c’est la vie : la nature, le souffle, le corps, toutes ces belles choses abstraites. Il faut accepter de se laisser guider. D’ailleurs je commence souvent à jouer les yeux fermés.

- Quel rôle joue ce piano dans votre musique et dans ce disque ? Est-ce que vous connaissiez cet instrument avant l’enregistrement ?

Je ne connaissais pas beaucoup l’instrument : je l’avais essayé quelques mois auparavant. Il y a bien sûr une adaptation à trouver dans le jeu : certaines choses perlées fonctionnent mieux avec un Steinway par exemple. Mais ce Bösendorfer a un côté chaud dans le son que j’aime beaucoup.

- Un album solo est souvent une étape importante pour un.e musicien.ne : il faut avoir le courage et le besoin de s’exprimer seul.e. À quel moment avez-vous senti que c’était possible et nécessaire ?

Cela s’est fait assez naturellement. On m’a proposé de faire quelques concerts en solo ces dernières années. J’ai donc écrit quelques morceaux. Et aussi j’ai beaucoup improvisé, de façon complètement libre, seule et avec d’autres. À un moment donné on remarque une certaine aisance qui se développe au piano seul, sans l’avoir particulièrement travaillé. Je pense que c’est juste l’expérience sur l’instrument, le fait de le connaître de plus en plus, avec tous ses contours possibles.

- Comment choisissez-vous les titres ? Par exemple « Flow of Irrational Thoughts » semble correspondre à ce flux rapide et mouvementé aux deux mains, et à ce final en vortex. C’est le titre ou le morceau qui prévaut ?

Cela dépend. Quand c’est plus écrit, les titres ont été créés en même temps que la composition. Si c’est plus improvisé, le titre me vient plus tard, à l’écoute de l’enregistrement.

- Le disque comporte treize pistes assez longues : c’est beaucoup de musique. Comment s’est fait le choix des titres et de l’ordre ?

Il y avait d’abord beaucoup, beaucoup trop de musique ! Vingt-deux morceaux, je crois… Il a fallu beaucoup réduire. C’est vrai que ça reste encore plutôt long. C’est un voyage ! J’ai essayé de garder un ordre assez naturel, en rapport avec celui de l’enregistrement.

- Vous assumez des références à Craig Taborn et Jason Moran : en quoi sont-elles associées à votre musique ?

Ce n’est pas associé à quelque chose en particulier. On m’a demandé de parler de mes influences pianistiques et ces deux pianistes sont des artistes qui m’inspirent continuellement. Je ne sais pas du tout si on peut entendre ces influences dans ma musique. Pour moi, de l’intérieur, c’est impossible à dire. Ce que je peux dire en revanche, c’est que je n’essaie jamais de faire ce qu’ils font : j’essaie toujours de rester moi-même. Je considère que c’est une responsabilité en tant qu’artiste de trouver son propre chemin, sa propre identité, même si évidemment les influences nous forgent et nous inspirent.

je voulais voir jusqu’où je pouvais aller avec le piano acoustique uniquement


- Vous jouez très mélodique et tonal, avec très peu d’effets bruitistes ou d’artefacts, dans quoi placez-vous la modernité de votre musique ?

C’est intéressant. Je crois que c’est la première fois qu’on me dit que je joue tonal et mélodique !
Je pense que si l’on considère tout l’album, ce n’est pas tout à fait le cas. Il y a peut-être moins de tension que dans mes autres albums, et une certaine paix que je n’avais pas avant. Le titre Transparence de l’album évoque le fait de se montrer comme on est, sans artifice, de façon honnête et authentique. Dans mon cas il s’agit d’assumer vraiment toutes mes influences, toute ma personnalité musicale.

- Quand je dis « mélodique et tonal », ça peut être modal ou dodécaphonique ; ce que je veux dire, c’est que vous jouez distinctement les notes : vous jouez des accords précis et vous construisez un univers avec un matériau très classique. Ce n’est pas un jeu bruitiste, en clusters, avec du piano préparé ou de l’électronique - sauf le dernier morceau. Vous utilisez la pédale, la virtuosité, la résonance, la dynamique et l’ambitus le plus large possible. Finalement vous construisez ce solo comme une œuvre orchestrale ?

Oui, j’aime bien le terme d’œuvre orchestrale. Il était important pour moi, sur cet album, de créer des textures avec le piano, sans l’aide d’effets (j’utilise des effets et de l’électronique dans d’autres projets). Là, je voulais voir jusqu’où je pouvais aller avec le piano acoustique uniquement.
Au-delà de ça, il y a toujours deux aspects différents qui entrent en jeu : le matériau musical - harmonie, mélodie, rythme - et le matériau sonore, lié au traitement du son.
La création des textures au piano - ce qui comprend la pédale mais aussi toutes sortes de techniques de jeu pianistique - correspond pour moi à l’aspect sonore et donc, si j’arrive à créer des textures qui me satisfont sur ce plan-là, je ne vais pas utiliser d’effets “artificiels”.
Et quand je n’arrive pas à reproduire un effet que j’ai en tête, je vais alors tenter de le reproduire par d’autres moyens, ce qui engendre de l’électronique et de la préparation. À mon avis, cela rend le processus plus musical, plus naturel, plus vrai.

Mais des fois, c’est aussi chouette de juste essayer autre chose. C’est ce qui s’est passé pour le dernier morceau : on a trouvé une vieille grosse clef dans une armoire, on l’a mise dans le piano pour voir et c’était cool !

- Le fait de signer chez Intakt est une étape importante pour une musicienne ?

Intakt est un super label et ils se sont fait une très belle réputation. Il y a plein d’artistes géniaux sur leur catalogue. Et c’est un label suisse, comme moi ! Au vu de leurs choix esthétiques et de leurs valeurs, il est assez naturel qu’on se soit trouvés sur cette production.

- Vous évoquez une paix intérieure nouvelle : êtes-vous une pianiste heureuse ?

C’est assez personnel. Je trouve ce chemin d’artiste extrêmement difficile. Ce n’est pas simple d’en parler car on veut se protéger et garder une certaine pudeur, une vie privée. Mais il faut vraiment s’accrocher.
Le chemin est difficile.

- En quoi ce chemin est-il si difficile ? Est-ce que le fait d’être une femme le rend plus difficile encore ?

C’est une scène où règne une grosse compétition ; il y a peu d’opportunités pour un grand nombre de musicien.ne.s très qualifié.e.s, ce qui rend l’entraide assez difficile.
En outre, l’artiste fait face à de nombreux rejets. Cela fait partie du métier, mais ça reste extrêmement rude pour le mental. Il y a aussi l’aspect financier, forcément.

il faut se battre tous les jours ! Cela demande beaucoup de force et de détermination


En France, il y a le statut d’intermittent. Il a aussi des désavantages car il faut sans cesse faire des concerts et présenter de nouveaux projets. Cela ne laisse pas le temps de respirer, de se laisser inspirer, de se concentrer sur les quelques projets qui tiennent vraiment à cœur ; en gros faire moins mais mieux.
Ici, nous n’avons pas ce statut, donc il faut se battre pour chaque soutien de projet. La Suisse reste extrêmement privilégiée comparée à l’Allemagne car il y a vraiment des dispositifs de soutien. Mais il faut se battre tous les jours pour tenir ces projets ! Cela demande beaucoup de force et de détermination.

Le fait d’être une femme a été difficile dans le cadre de mes études mais maintenant je ne le ressens plus comme ça. On met de plus en plus en valeur le travail des femmes instrumentistes.
Cette question de genre, je l’avoue, me fatigue parfois. J’aimerais juste parler de la qualité de ma musique. Être considérée comme une artiste et pas comme une femme instrumentiste.

Mais je parle de paix par rapport au processus de mise à nu qui me permet de me montrer telle que je suis avec cet album Transparence. Il y a une paix liée à cette acceptation de moi-même.
Je reste très reconnaissante de pouvoir continuer à créer et d’avoir la chance de trouver des gens sur mon chemin qui croient en ce que je fais et m’aident à le défendre ou à le mettre en valeur.

par Matthieu Jouan // Publié le 5 mars 2023
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