Entretien

Michael Attias

Rencontre avec un musicien érudit et humble.

Michael Attias © Kenneth Jimenez

Difficile de trouver personnage plus central que Michael Attias dans le monde du jazz et des musiques improvisées. Il travaille depuis plus de 15 ans avec Tony Malaby, Paul Motian ou Jean-Brice Godet. Il a étudié avec Braxton et joué avec Motian. Il se partage entre les États-Unis et l’Europe. Si l’expression « avoir mille vies » est grandement galvaudée, elle sied particulièrement au saxophoniste qui reste malgré tout un acteur discret et même un peu secret. Il se livre pourtant, dans Echos la nuit, à un exercice très intime qui revient sur ses traces, jouant tout à la fois de l’alto et du piano.

Michael Attias © Russ Rowland

- Michael, pouvez-vous vous présenter ?

Musicien !

- Votre carrière se constitue de nombreuses rencontres avec des grands improvisateurs comme Braxton ou Motian. Que vous ont-ils apporté ? Quelles sont vos influences majeures ?
 
J’ai connu Anthony Braxton dans le Connecticut en 1992, lors d’une visite chez mes parents. J’avais 23 ans. Depuis trois ans, je vivais à Paris de nouveau. Six mois plus tard, j’avais tout laissé tomber et je m’étais pointé à un de ses cours à Wesleyan en auditeur libre (libre, toujours). Pendant quatre ans j’ai joué avec lui en orchestre, en quartet, et une fois en duo dans un festival à la frontière franco-belge, lequel a payé mon premier mois de loyer à New York en janvier 94.

Jouer sa musique a été à chaque fois une expérience majeure, quasi-mystique, de la non-séparation des savoirs et non-savoirs. Toute faculté est convoquée, mêlée, renversée, mise en action dans sa pratique – rigueur, liberté, folie, raison, intuition, calcul, force, fragilité – dans le même geste, la même présence, la même attention. Il a inventé des stratagèmes d’écriture et de déstabilisation très construits pour provoquer cet état de transe où tout se rejoint : lire, compter, prendre des diagonales, improviser dans des espaces mesurés ou totalement ouverts, aller chercher un son au plus loin de soi et en soi pour tout de suite se rebrancher dans un texte qui malgré ses extrêmes exigences refuse la position d’autorité finale. Tout ça chez lui m’a beaucoup marqué comme façon de vivre dans la musique avec les autres, et de refuser pour soi toute prise en otage par une quelconque idéologie et habitude mortifère, y compris celle du « Free », souvent pas si libre que ça.

Malgré les différences évidentes entre Motian et Braxton, la sensation de jouer avec eux était la même.

C’est lui donc qui dès notre première rencontre m’a incité à revenir aux USA et à m’endetter sans mesure pour faire des disques, toujours avec cette injonction de construire mon propre lexique, de creuser ma singularité sans ne rien m’interdire, m’inventer des théories et philosophies musicales aussi extravagantes que possible et puis les jeter au feu. Nous ne travaillons plus ensemble depuis longtemps mais je suis encore là, et pour cela et tout le reste - sa générosité folle, son humour, son esprit dada provocateur – je lui suis infiniment reconnaissant.

Paul Motian, c’était un rêve inaccessible. En 2006, je repiquais ses morceaux en essayant de percer les mystères de son écriture, de sa pensée du temps, de sa ligne mélodique, sans jamais m’imaginer qu’un jour, un an plus tard, j’aurais l’occasion de faire deux disques avec lui et de jouer une semaine au Village Vanguard dans son groupe. Sa musique et celle d’Andrew Hill ont, à la même époque, bouleversé tout ce que je croyais savoir et maîtriser et ont provoqué un grand renouvellement chez moi qui dure encore. Je me souviens du grand éclat de rire de Paul quand je lui ai montré la transcription super alambiquée-compliquée que j’avais faite de l’un de ses morceaux, alors que sa propre partition, qu’il m’a offerte le lendemain d’un geste majestueux et drôle, était la simplicité même. Grande leçon zen. Ce rire m’a fait gagner beaucoup de temps. Paul donnait l’impression de vivre musicalement chaque moment au ralenti, comme les grands athlètes de la vitesse et champions de course. A n’importe quel tempo, il avait toujours tout le temps qu’il faut pour entendre venir, choisir le son, le silence, le phrasé, le déséquilibre parfaits.

Malgré les différences évidentes entre lui et Braxton, la sensation de jouer avec eux était la même. Magiciens, tout deux. Toutes leurs expériences et leurs savoirs immenses à chaque instant étaient mis au service d’un inconnu toujours plus lointain ; c’est de cette hauteur qu’il fallait se jeter dans le vide. Je n’ai pas toujours réussi …
Les autres influences majeures : Charlie Parker, Ornette, Miles, Monk, Coltrane, Debussy, Ligeti, Feldman, etc. Mais ces dernières années, ce sont les personnes avec qui j’ai le bonheur de travailler qui m’ont le plus marqué : Satoshi Takeishi, John Hébert, Anthony Coleman, Tom Rainey, Masabumi Kikuchi, Tony Malaby, Ralph Alessi, Sean Conly, Nasheet Waits, Ben Gerstein, Igal Foni, Chris Lightcap – chacun de ces musiciens a changé ma vie. N’ayant suivi aucune école et aucun autre cursus que celui que le hasard et le désir m’ont prodigué, ce sont eux qui m’ont appris à jouer.

- Vous avez connu trois pays, Israël, la France et les États-Unis, où vous habitez depuis plus de 25 ans. Où vous sentez vous le plus créatif ? Où est votre cœur ?

Je suis né en Israël lors d’un voyage de ma mère auprès de sa famille. Mes parents, marocains d’origine, habitaient déjà Paris depuis quelques années et j’y ai vécu jusqu’à notre départ pour Minneapolis lorsque j’avais huit ans. J’ai passé mon adolescence là-bas dans le Midwest ; c’est là où je me suis mis au saxophone et suis tombé amoureux du jazz. À dix-sept ans, j’ai quitté la maison familiale et sauf pour un séjour de trois ans à Paris, multiplié voyages et dérives jusqu’à ce je m’installe à New York en 94. Je n’ai jamais vécu en Israël et ne parle que très mal l’hébreu. Ce qui en reste en moi sont des sensations d’enfance – saveurs, sons, parfums, tissus, textes – et ma première expérience, dans la synagogue marocaine que fréquentait mon grand-père maternel, d’un type d’expression collective que j’ai retrouvé plus tard dans la musique d’Ornette.

Mon cœur est à Paris, mais l’essentiel de ma vie créatrice se passe à New York.

Je garde un souvenir charmé du Paris de ma petite enfance, celui des années 70, anarchiste, sensuel, libre. Mon cœur est effet beaucoup là-bas, c’est la ville que j’aime le plus au monde et si je n’étais pas musicien, j’y habiterais. Pour moi la France c’est essentiellement le pays de Rimbaud, Proust, Artaud, Nerval, Stendhal, les peintres et les cinéastes que j’aime. Je les retrouve à certaines heures dans certains quartiers. Ils sont souvent plus présents à moi que les habitants actuels qui n’ont parfois pas l’air de s’amuser beaucoup. Mon cœur est à Paris, mais l’essentiel de ma vie créatrice se passe à New York. Il y a une liberté de mouvement ici, entre les milieux, les générations, les degrés de « réussite », que je n’ai trouvé nulle part ailleurs. Pour qui le veut et peut tenir le coup, la musique est au rendez-vous chaque jour. Ça compense la dureté et vulgarité du reste …

 
- En France, on vous a notamment entendu avec le quartet de Jean-Brice Godet. Comme l’avez-vous rencontré ? Qu’est-ce qui vous a plu dans sa musique ?

J’ai connu Jean-Brice Godet à New York lors d’une session organisée par l’altiste Franz Loriot. J’ai tout de suite aimé son jeu et le son qu’on a produit ensemble. Par la suite, j’ai découvert chez lui une écriture de plus en plus personnelle, une poésie un peu tordue et joyeuse alliée à un esprit constructeur et raisonné d’objets et de situations improbables, tout ça animé par une énergie forte et positive. Je pense que c’est elle qui l’a amené à vouloir bosser ici et qu’il a pu ramener avec lui en France. Ces dernières années en France j’ai eu aussi le bonheur de jouer et enregistrer avec le pianiste-violoncelliste Gaël Mével, en duo et en trio avec le percussionniste-chaman Thierry Waziniak, de merveilleux musiciens tout deux.
 
- Quels sont les musiciens européens avec lesquels vous aimeriez travailler ?
 
Benoît Delbecq. Marc Ducret. J’espère que cela se fera un jour. Il y aussi certainement plein de gens inconnus de moi et tout à fait merveilleux qui poursuivent leur chemin à part et avec qui j’aimerais vivre des musiques.

- Avec Echos la nuit, vous livrez un solo très personnel, avec beaucoup de douceur et un peu de spleen. Comment s’est conçue cette œuvre ?

J’ai fait mes premiers concerts avec ce dispositif piano-saxophone vers 2006, avec l’envie au cours des années d’en faire un disque. Il a finalement été enregistré chez Gaël Mével en 2017 dans sa Maison en Bois et sur son magnifique Bösendorfer en un peu plus d’une heure. Ça a été un moment magnifique et hors-temps. Nous étions en pleine séance d’enregistrement avec le Trio Alta, trio de Gaël avec Thierry Waziniak. Gaël a dû s’absenter le deuxième soir de la session. Tous les micros étaient en place, Céline Grangey, qui a fait un travail extraordinaire à la prise et au mix, était prête à bosser un peu plus loin dans la nuit. Thierry, qui m’avait entendu faire ce solo en concert, a été l’instigateur ; son écoute et celle de Céline ont été d’une telle qualité que j’ai pu tout de suite rentrer dans l’espace-temps de cette musique et la faire pour eux et avec eux. J’ai eu l’impression de recevoir chaque pièce comme une dictée, très claire, des sortes de volumes dans l’espace qui tournent et qui résonnent tout seuls.

Je joue du piano à travers mon saxophone pour faire entendre l’instant qui suit

Les morceaux sont tous improvisés, mais la mémoire a envoyé quelques échos se promener dans le champ : un accord de Masabumi Kikuchi, une permutation de Schillinger, un rythme de Messiaen. Aussi, sans forcer le propos, j’ai voulu que chaque pièce révèle un autre possible de ce dispositif étrange. « Douceur et spleen », vous dites. C’est la première fois que j’enregistre en France sous mon propre nom. Lorsque je suis parti enfant, je ne parlais pas un mot d’anglais. Ce fut un arrachement dont la blessure s’est rouverte de façon inattendue à l’époque de l’enregistrement – d’où peut-être le spleen. Je pense que sans cette coupure, je ne serais peut-être pas devenu musicien. La nuit, le pont de Bir-Hakeim et le George Washington Bridge se rejoignent dans le son, par-dessus et en dessous des langues, et sur la pochette.

Michael Attias © Peter Gannushkin

 
- Pour ce disque, vous jouez simultanément du piano et du saxophone alto. Pourquoi ?

Le vertige d’être à la fois je et l’autre ? Qui est qui ? Assister au plus près à l’éclosion d’une pensée, et avoir la sensation, comme elle se fait sur deux instruments simultanément, qu’elle s’écrit en temps réel ? Il y aurait donc un tiers silencieux qui partage l’expérience avec celui oui celle qui l’écoute sans pourquoi ?

 
- Techniquement, comme cela est-il réalisable ? Y-a-t-il un « truc » ?

Aucun autre « truc » que celui d’écouter comme un fou silencieux et illuminé. Par contre quelques contraintes de départ : le nombre de notes qu’on peut jouer au saxophone d’une seule main et mon manque total de technique pianistique. Les premiers concerts, je m’interdisais tout sauf l’unisson exacte improvisée, main gauche à l’alto/main droite au piano, juste la corde raide mélodique, pas de doublement d’octave, la note doit exister dans la pleine valeur et intensité de la tessiture qu’elle occupe, l’octave dilue – tout cela aussi nu et simple que possible avec très peu d’effet de pédale. Au cours des ans, je me suis permis plus de libertés. J’ai découvert l’univers des résonances sympathiques des cordes, des battements de micro-tonalités. Mes mains se sont déliées. J’évite toujours l’octave. Mon pied sur la pédale fait son cinéma : montage des plans, il coupe, fond, enchaîne, sèche, noie.

- On pense différemment son improvisation au saxophone quand on joue du piano ?

Je ne me considère pas pianiste et suis bien loin de Joe Henderson qui jouait régulièrement comme pianiste dans des trios à San Francisco et Boston, pas de malentendu là-dessus. De mauvaises langues technocrates d’ici ont dit que j’aurais mieux fait de trouver un partenaire plus habile, comme si là était le propos. Mais oui bien sûr, il y a un devenir-piano du saxophone (non-linéarité, organisation des tessitures, architecture mouvante des voix), comme il y a un devenir-cordes, machine, cuivres, percussif, vocal, animal, électronique … C’est l’instrument des métamorphoses. Le vrai renversement dans ce projet, c’est que les traits de saxophone ne sont là souvent que pour éveiller les voix, les échos harmoniques, qui sommeillent dans les cordes. Je joue du piano à travers mon saxophone pour faire entendre l’instant qui suit. Pied droit sur la pédale, je choisis les fréquences à la feuille, sans théorie : je découvre qu’en soufflant un peu faux vers le haut ou vers le bas, je mets les cordes du piano en désaccord avec la touche et cela produit des couleurs et des battements inattendus dont mon propre étonnement doit gérer les conséquences sur le déroulement du morceau.

Je conseillerais d’ailleurs aux lecteurs qui écouteront ce disque de le faire sur casque ou sur de bonnes enceintes pour goûter au travail d’orfèvre qu’a fait Céline Grangey sur les silences et les échos, les nuages spectraux, les fantômes qui en surgissent.

- En 2005, vous enregistriez Credo sur Clean Feed, on perçoit parfois une dimension mystique dans Echos la nuit ? Est-ce une dimension importante dans votre jeu ?

Oui, merci de le dire. Le non-agir, l’attente, la volonté de se fondre dans le son et le cosmos des résonances, y disparaître ; cette quête du vide, de l’équilibre des souffles ; la lecture du Yi King ; tout cela, j’imagine, relève d’une pratique mystique. Sur un autre versant, à l’époque de Credo, enregistré en 99 (il n’est sorti qu’en 2006 et cela grâce à Pedro Costa), je découvrais le catholicisme baroque, Sade, la couleur des voyelles, la liturgie hébraïque, la Kabbale… Cette dimension me fascine toujours et cela en dehors de toute religiosité. Une seule « croyance », celle d’un musicien : c’est bien le corps qui sort de la voix et non pas le contraire. Et la musique en est la preuve. D’où sa nécessité…

 
- Dans le disque, il y a une évocation de la Rue Oberkampf à Paris. Vous y avez vécu dans les années 80-90, à l’époque où la scène du rock alternatif français y avait ses quartiers… A quelle heure de la nuit y trouvait-on la quiétude que vous suggérez ?

C’est dans cette rue qu’était situé l’IACP, où je travaillais au bar en échange pour des cours de Schillinger avec Alan Silva dans les années 89-91. J’y suis rentré en musique comme on rentre dans les ordres. La quiétude, je l’ai trouvée dans l’étude de Monk, Ornette, Cecil, Lacy, à toute heure de la nuit, souvent blanche. C’est de là que sont parties mes premières aventures conséquentes en groupe, mes premiers disques et des amitiés sérieuses qui durent jusqu’à ce jour. Le motif de départ du morceau est un souvenir déformé d’une permutation d’intervalles tirée de Schillinger que je bossais avec les amis de l’époque.

- Quels sont les projets de Michael Attias ?

Je rejoue avec mon Nerve Dance Quartet avec Aruán Ortiz, John Hébert et Nasheet Waits. Nous devons passer en Europe cet automne. (Programmateurs, réveillez-vous !) Le troisième concert de mon nouveau groupe NINE aura lieu au mois de juin à la Jazz Gallery à New York, avec deux anches, deux cuivres, deux cordes, deux percussionnistes et un piano, c’est-à-dire : Tony Malaby et moi, Ralph Alessi et Ben Gerstein, John Hébert et Christopher Hoffman, Eric McPherson et Satoshi Takeishi, et Kris Davis.

J’ai démarré un nouveau groupe le mois dernier qui s’appelle Electric Noon avec un répertoire tiré de mes musiques de groove électro, avec Dustin Carlson, Rick Parker, Simon Jermyn, Santiago Leibson, et Kate Gentile. Le trio collectif RENKU avec Hébert et Takeishi reste un fil conducteur important dans tout ce je fais. Et puis j’ai une activité riche de sideman qui m’est aussi importante que tout le reste : dernièrement une tournée Nonet d’Angelica Sanchez avec Chris Speed et plein de personnes incroyables, un nouveau disque de Sean Conly avec Tom Rainey, les groupes de Fay Victor, un trio collectif avec Michael Formanek et Mark Ferber, et ainsi de suite…

par Franpi Barriaux // Publié le 2 juin 2019
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