Jack DeJohnette, le temps s’arrête (1943-2025)
Portrait du batteur américain décédé le 26 octobre 2025
Jack DeJohnette © Franck Bigotte
Relater ou résumer le parcours et la discographie d’une légende est toujours une gageure. Il est des noms comme ça, qui semblent avoir toujours leur place dans une définition, voire en être une définition ; celui qu’on cite pour éclairer l’occurrence d’un mot. Le batteur de Chicago JDJ était de cette essence rare, celui qu’on a toujours cru voir là, celui qu’on cite quand il s’agit de parler de raffinement et de souplesse. De discrétion, même, si celle-ci consiste à être toujours là au bon moment sans pour autant s’en prévaloir. DeJohnette avait 83 ans et semblait toujours dans ce tempo. Il est décédé le 26 octobre dernier.
Fidélité, aussi, est un mot important pour Jack DeJohnette (JDJ). Avec Keith Jarrett, d’abord, au sein du Standard Trio avec qui il enregistra nombreux disques, à l’instigation du label ECM dès 1983. JDJ et Jarrett se connaissent depuis les années 60 et ses premières années new-yorkaises. Ils ont joué avec le quartet de Charles Lloyd, après une jeunesse chicagoane où il jouera avec Muhal Richard Abrams ou Roscoe Mitchell.
Outre le duo Ruta & Dayta de 1972, on aura en mémoire le Tokyo’96 qui, s’il ne fait pas partie des albums canoniques, est celui où le groove tranquille de JDJ apporte la plus grande des solidités au pianiste marmonnant : « I’ll Remember April », qui s’ouvre sur ses toms et ses cymbales avec une rondeur désarmante en est sans doute la chimie la plus pure. On pourra citer Standard In Norway en 1989 et ce « Just In Time » à fleur de cymbales. JDJ était de ces musiciens qui savent s’adapter à tout et donner le meilleur que peut offrir un sideman. Alors oui, Jack DeJohnette fit les beaux jours de Bill Evans (At The Montreux Jazz Festival, 1968), de Chick Corea (Is, 1969), Ron Carter (A Song For You, 1978) ou Miroslav Vitouš (Universal Syncopations, 2002). Mais il fut aussi un brillant leader.

- Ravi Coltrane & Jack DeJohnette © Yann Bagot
Ce fut le cas pour le Jack DeJohnette Complex de 1969 avec une équipe qui ressemble à la photographie d’une époque : Stanley Cowell, Eddie Gomez, Miroslav Vitouš, Roy Haynes ou Bennie Maupin. JDJ au melodica (!) nous rappelle aussi qu’il fut un excellent pianiste très marqué par Ahmad Jamal (The Jack DeJohnette Piano Album, 1985, avec Eddie Gomez à la contrebasse et Freddie Waits à la batterie). On écoutera le « Spiral » de Coltrane avec ce pianiste si percussif. Une des grandes œuvres de JDJ restera Sorcery sorti en 1974, avec son jazz rock pleinement assumé mais sans supplément chantilly. « The Rock Thing », avec John Abercrombie en sera la quintessence.
Si les années 80 sont surtout consacrées au trio de Jarrett, on le retrouve leader dans les années 90 et 2000 avec Music For The Fifth World en compagnie de Vernon Reid, John Scofield et Michael Cain (1992) ou encore souvent en duo : Music For The Hearths Of The Masters avec le griot et joueur de kora gambien Foday Musa Suso en 2002 ou The Elephants Sleeps But Still Remembers avec Bill Frisell en 2001. Les années 2010 seront celles de la reconnaissance du chemin parcouru avec un remarquable Made In Chicago et son line-up ahurissant (Henry Threadgill – as, Larry Gray – b, Roscoe Mitchell – ss, Muhal Richards Abrams – p) en 2015. Plus tôt, en 2012, on notera Sound Travels produit par Robert Sadin avec Lionel Lekoue, Jason Moran ou Esperanza Spalding… Et Ambrose Akinmusire à la trompette qui souligne aussi son grand rôle de pédagogue.

- Jack DeJohnette © Frank Bigotte
Car il y a une histoire particulière de JDJ avec les trompettistes [1]. Avec Kenny Wheeler (Gnu High sorti en 1991 mais enregistré en 1975), mais surtout avec Miles Davis dont il sera l’artisan rythmique sur au moins deux joyaux de la musique mondiale, Bitches Brew (1970) et On The Corner en 1972. Le jeu de JDJ, ondoyant et puissant sans être agressif correspond parfaitement à cette musique et fait très bon ménage avec l’électricité. Le jeu de batterie peut paraître aussi foisonnant que sa discographie, mais il reste dans une ligne certes très large mais taillée avant tout pour servir le groove de l’orchestre. Les membres de ce line-up historique se retrouveront ensemble, sans Miles, dans diverses configurations : avec Chick Corea, on l’a vu, mais aussi avec John McLaughlin (Electric Guitarist, 1978) ou Herbie Hancock (The New Standard, 1996). Depuis le début de ce siècle, JDJ aura également beaucoup travaillé avec Wadada Leo Smith [2] où l’élégance aura été le maître mot. Dans cette carrière pléthorique de plus de 50 ans, cette élégance aura constitué la ligne directrice d’une un discographie très cohérente.

