Chronique

Mona

Elodie Pasquier

Elodie Pasquier (comp, bcl, Bb cl) ; Frédéric Roudet (tp, flh) ; Hilmar Jensson (g, effects) ; Teun Verbruggen (dms, perc, effects) ; Romain Dugelay (btn sax, ts, elec)

Label / Distribution : Laborie Jazz

Souvent, quand vous posez un album sur la platine, après quelques instants quelqu’un vous parle à côté, ou vous regardez votre téléphone, ou vous épluchez des légumes… Souvent, vous finissez par vous laisser absorber par les sollicitations extérieures et vous sursautez quand la musique s’arrête. Ou même pas.

Avec Mona, non. Il se passe quelque chose de spécial : à peine vous êtes-vous laissé distraire que l’album se rappelle à votre bon souvenir. Vous tire par l’oreille. Vous hèle : « Hé, il y a quelque chose pour toi là, écoute un peu ». Vous posez votre téléphone, vous faites taire votre voisin, vous lâchez votre éplucheur et vous revenez à la musique. Avec bonheur. Essayez, vous allez voir.

Mona, c’est le titre de l’album, et c’est le nom du groupe fondé par Élodie Pasquier sous l’impulsion du label Laborie. Il y a beau temps qu’on la suit, madame Pasquier, à Citizen Jazz : depuis ce concert du groupe Octobre à Lyon, en 2008, au moins. Neuf ans : un bail. On vous l’a racontée, filmée, interviouvée, photographiée sous toutes les coutures : en solo, en moitié du duo orTie avec Grégoire Gensse, au sein du Libre(s) Ensemble de Bruno Tocanne, de l’orchestre Danzas de Jean-Marie Machado et du Very Big Experimental Toubifri Orchestra, en quintette avec Rémi Gaudillat dans Canto de Multitudes… quand on suit quelqu’un comme ça chez nous, c’est qu’on y croit. Et quelque chose me dit qu’on a raison d’y croire. Ils ne sont pas légion, les clarinettistes que l’on reconnaît aux premières notes.

Il était temps qu’elle mette son nom sur la couverture d’un album, non ?
C’est chose faite, et nous n’avons pas perdu pour attendre. Cet album va droit au but avec une cohérence et une homogénéité remarquables, et ce qu’il faut de surprises, de contre-pieds pour ressembler à sa génitrice.

« Luz », par exemple, annonce la couleur : presque classique en son début, puis virant vite de bord vers un thème très mélodique, clarinette basse au son dru, rond, à nu pendant plus d’une minute avant que la rejoignent une guitare attentive, une batterie subreptice. Douceur tendre qui cache de moins en moins ses déchirures à mesure qu’avance le thème - le riff se délite enfin, s’effiloche, la laisse à nouveau seule dans un court solo dans les graves qui bientôt se déchire, balbutie, halète, crie tandis que Hilmar Jensson, tout en scories volcaniques, projette des pierres ponces à tout va et que Teun Verbruggen sort l’artillerie.

Les thèmes sont divisés en séquences, avec de fausses fins, des rebondissements, des champs-contrechamps, des tunnels de son, de soudaines clairières. Courts métrages aux airs de road movie comme la première partie de « Like A Melted Cheese », anguleuse en dépit de son titre. Atmosphères mouvantes, chaotiques, d’où émergent des trajectoires fulgurantes en dents de scie ; relents de fanfares, riffs, montées d’adrénaline se distribuent entre les cinq instrumentistes. A Hilmar Jensson le rôle de pivot, lanceur de débats, renvoyeur de balles pas perdues pour tout le monde ; sa palette de registres paraît infinie, de la dentelle au déferlement métallique en passant par l’aurore boréale et le goudron en fusion. A Teun Verbruggen celui d’installateur de toiles de fond mais aussi la poursuite du discours mélodique par d’autres moyens plus contondants. Les trois soufflants, raconteurs d’histoires, s’allient souvent, à deux ou à trois, pour des unissons déchiquetés traversés de salves. Trois tempéraments distincts : Élodie Pasquier l’astre lunaire, tendue comme un arc entre tendresse inquiète et stridences, Romain Dugelay le boutefeu, jaillissant, bondissant, semant la voûte musicale de météores soufflés et d’étoiles électroniques, et Frédéric Roudet le solaire, tour à tour joyeux, enthousiaste (à la trompette) ou élégiaque (au bugle), tel un compagnon de route au pas ferme et assuré.

Je clorai cette chronique comme se clôt, à la fin de l’album, « The Little Ducks Of The Night » : sur une fin qui n’en est pas une, une fin qui vient trop tôt, ou qui appelle autre chose. Mona ne sera pas le groupe d’un seul album, c’est certain. En attendant la suite, on ira voir Mona sur scène, et on réécoutera cet album-ci. D’ailleurs le voilà qui me tire à nouveau par l’oreille.