
Jazzdor Berlin, klappt de fin 🇩🇪
Français·es, Allemand·es, Polonais·es, les musicien·nes étaient au rendez-vous pour la dernière édition de Jazzdor Berlin signée Philippe Ochem.
© Ulla-C-Binder
Le calendrier fait bien les choses. C’est à quelques jours de la retraite que le sémillant directeur de Jazzdor présente sa dernière édition berlinoise de Jazzdor, entouré de bonnes personnes et de bonne musique. Vincent Bessières, qui lui succède, découvrait alors le festival et la ville, histoire de prendre la température et d’imaginer une suite. Changement dans la continuité ou continuité du changement, l’avenir le dira !
- Karolina Juzwa et Philippe Ochem © Ulla-C-Binder
Cette dernière édition imaginée par Philippe Ochem est également l’occasion d’ouvrir un nouveau front (après Strasbourg, Budapest, Berlin et Dresde) en présentant une soirée Franco-Polonaise co-dirigée par le Français et Karolina Juzwa, présidente de l’Europe Jazz Network, programmatrice à la Wytwórnia Foundation et organisatrice de l’International Jazz Platform à Łódź. Le projet Jazzdor Varsovie est toujours dans l’air et cette soirée de préfiguration ouvre de belles perspectives.
Autre petite singularité de cette édition de Jazzdor Berlin, la création par l’Orchestre National de Jazz dirigée par la flûtiste Sylvaine Hélary. Ce n’est pas un hasard si ce tout nouvel ONJ joue ses premières notes à Jazzdor, Philippe Ochem a été désigné président de l’institution pour trois ans en janvier dernier.
Enfin, pour parfaire le tout, on trouve dans cette édition 2025 de Jazzdor un grand nombre de musicien·nes suivi·es par Citizen Jazz depuis des années, dont certain·es jeunes artistes déjà repéré·es sur les autres scènes européennes.
La première soirée présentait la création de David Chevallier The Time Machine et celle du groupe Murcia, Maneri, Ducret, Lavergne. Mais je n’y étais pas.
- Orchestre National de Jazz © Ulla-C-Binder
Avant l’ONJ et ses 17 musicien·nes, on assiste au solo de oud, électronique et projection de Grégory Dargent. Les images en noir et blanc altérées, les effets et boucles électroniques et la narration lente du projet aspirent à une forme de méditation mais dégagent une froideur fade, hélas. La scène est prise d’assaut ensuite par l’ONJ et sa grosse artillerie. Les vents sont quasiment tous multi-instrumentistes (sax et flûtes, sax et clarinettes), les cuivres sont cinq tout comme les cordes, ça déménage. Les arrangements sont signés Sylvaine Hélary et Rémi Sciuto et, son portrait éclabousse le fond de scène, c’est la musique de Carla Bley qui est jouée ici. With Carla est donc le premier projet de ce nouvel ONJ. L’orchestration est claire, on y entend des couleurs cinématographiques, des évocations de fanfare. Il y a de l’espace entre les tuttis et la rythmique tient fermement la barre. Par moments, la voix s’ajoute aux instruments pour quelques chansons. La tubiste Fanny Meteier brille particulièrement par sa fine décontraction et un solo magnifique. With Carla est un programme long et très dense, avec des moments qui se veulent humoristiques (personne ne veut ça !) qui ne répond pas à la question de savoir quelle musique la nouvelle directrice va écrire pour ce bel orchestre.
La soirée franco-polonaise est l’occasion de présenter trois ensembles spécialement mis sur pied par Ochem et Juzwa donc, avec la science et l’art d’envisager les possibles en connaissant les musicien·nes. Un fin assemblage, proche de l’œnologie.
En ouverture, deux musiciens chers aux deux curateur·trices. Le pianiste Dominik Wania, qui s’est fait connaître aux côtés de Tomasz Stańko et qui accompagne depuis longtemps le saxophoniste Maciej Obara. Il est aujourd’hui un artiste ECM, ce qui dit tout de son esthétique. Pour lui donner la réplique, l’immarcescible saxophoniste Christophe Monniot, habitué aux duos et dont le projet Six Migrant Pieces a été joué à Jazzdor Budapest en mars. Les deux musiciens se sont amusés avec leurs compositions et celles des autres, offrant dans un style romantique et doux, sans chausse-trape, un dialogue vif, parfois en cascade, mais toujours aérien. On dirait presque que ce duo existe depuis longtemps.
- Quartet à cordes © Ulla-C-Binder
Puis c’est au tour d’un quartet à cordes de prendre la parole. Avec quatre musiciennes rompues à la musique improvisée, classique, folk et même rock mais avec des fonctionnements différents, les deux jours de découverte et de répétition n’ont pas été de trop. Amalia Umeda (repérée avec son quartet) et Aleksandra Kryńska sont deux violonistes polonaises aux univers bien tranchés. Maëlle Desbrosses à l’alto et Adèle Viret au violoncelle se connaissent déjà et ont su harmoniser leur langage musical à celui des Polonaises. Malgré quelques craintes liées à une grande exigence personnelle, le résultat a été soufflant. Les échanges sont fluides, la répartition du lead est très équilibrée avec de belles couleurs aux archets et au pizzicati. Sans virilité, au service de la musique, elles proposent des compositions simples et efficaces, belles, tout simplement. Il y a du suspense, de nombreux moments de tension/détente qui donnent aux arrangements une force chantante.
Enfin, c’est un quartet européen qui se présente, avec le trompettiste Tomasz Dabrowski (pilier de la scène jazz de Copenhague), Kamila Drabek, contrebassiste solide qui officie principalement dans le quartet O.N.E. (en tournée dans toute l’Europe), Léa Ciechelski, saxophoniste tourangelle (au nom polonais !) et Samuel Ber, batteur rompu à l’improvisation, mais belge ! C’est la contrebassiste qui ouvre les pièces, avec un gros son de cordes claquées sur la contrebasse, une sonorité rurale puissante. On sent l’influence de Dabrowski dans les arrangements, le découpage serré, les stries sèches, sans effet. Léa Ciechelski est souple, avec ce son rond et agile (elle jouait la veille avec l’ONJ). Samuel Ber reste classique, pour tenir cette musique écrite, il joue fort. On sent une certaine retenue encore, il n’y a pas beaucoup d’écarts ni de folie. Heureusement, les trois concerts de cette soirée seront représentés à Jazzdor Strasbourg et à Łódź cette année, afin de se patiner un peu.
La dernière soirée présente deux projets, deux premières allemandes, avec un quartet austro-germano-belge à l’écriture dense et serrée qui ne laisse que peu de place pour respirer. C’est parfois le problème à vouloir trop en dire. Pourtant les quatre musiciens sont d’excellents créateurs, en particulier Elias Stemeseder, le clavier autrichien, que l’on retrouve dans de nombreux et magnifiques projets internationaux.
- Puzzle © Ulla-C-Binder
C’est Puzzle, le projet de la contrebassiste Hélène Labarrière (qui – comme par hasard - fait la UNE du magazine en ce moment précis) qui est présenté ensuite. La musique est enregistrée et publiée par le label Jazzdor Series et le groupe est composé de Catherine Delaunay (clarinette), Robin Fincker (saxophone), Stéphane Bartelt (guitare) et Simon Goubert (batterie). Le propos est un ensemble de pièces composées en l’honneur de femmes militantes (Jane Avril, Angela Davis, Emma Goldman, etc.) dont les arrangements ont été confiés à des musiciens qui ont compté dans la vie de la contrebassiste. Un vrai patchwork d’idées, de références, de couleurs. Un puzzle donc. Avec des mélodies marquées, des rythmes envoyés et un groove constant, le projet roboratif met en avant ses solistes. Le jeu à deux voix entre les vents, l’attelage contrebasse/batterie, le soutien harmonique de la guitare, tout concourt à donner une belle forme à cette musique.
- The Ocean Within Us © Ulla-C-Binder
Pour finir, une nouvelle création, The Ocean Within Us du contrebassiste Pascal Niggenkemper. Entouré de l’excellent batteur Gerald Cleaver (résident autrichien), de la claviériste allemande masquée Liz Kosack et de la formidable saxophoniste et flûtiste française Sakina Abdou (et quelle belle prestation). Gerald Cleaver au micro déclame de la poésie, en improvisant quelques mots glissés entre les textes. Le propos est éclaté entre les instrumentistes, la contrebasse préparée et augmentée de cloches, les reprises du sax dans les pads du clavier, les sonorités bruitistes et triturées… Mais tout forme une machinerie fumante et cohérente. Sakina Abdou survole au sax un long moment de respiration collective et ronflante avant qu’un déluge sonore rince le plateau. C’est libre, plein de techniques étendues, d’électronique et de générosité.
La soirée de clôture du festival a pris des airs d’adieu, mais le devoir est accompli. Comme on dit Outre-Rhin : stell dir vor, es klappt !