Scènes

Émile Parisien met les petits plats dans les grands

Nancy Jazz Pulsations 2025 # Mouvement III – Mercredi 15 octobre, Théâtre de la Manufacture : Third Stream, Émile Parisien Quartet.


Émile Parisien Quartet © Jacky Joannès

On ne saurait imaginer deux univers plus opposés. D’un côté, la carte du tendre explorée par Valérie Graschaire et Pierre Brouant avec pour fil rouge l’amour dans tous ses états. De l’autre, l’urgence absolue d’un quartet en état de fusion avec Émile Parisien comme maître à bord, pour ce qui restera comme un moment de musique exceptionnel.

Lors de la parution de l’album Third Stream au début de l’année, nous avions souligné le fait qu’en s’associant au pianiste Pierre Brouant, Valérie Graschaire semblait « avoir voulu esquisser les contours d’une musique délivrée de toute forme d’urgence pour imaginer un havre de paix ». En effet, ce sont bien des histoires d’amour – naissant ou finissant – que le duo est venu conter ce soir, puisant son inspiration dans quelques standards ou chansons à caractère plus « pop », posant au besoin des mots sur des compositions de Bill Frisell ou Brad Mehldau. Voilà donc une heure totalement apaisée, aux couleurs romantiques dessinées avec élégance par le pianiste, mais aussi grâce au renfort d’un autre enlumineur, le guitariste Manu Codjia (partenaire de longue date d’Henri Texier et d’un certain… Émile Parisien), venu rejoindre le duo au bout de quelques minutes. Valérie Graschaire est bien connue du public depuis de longues années, qui a pu l’écouter notamment dans le cadre de Nancy Jazz Pulsations (elle était au programme du festival il y a trois ans après la parution de son disque Wrap It Up). C’est un plaisir de la retrouver dans un rôle plus intimiste qui lui convient parfaitement. La chanson dit que les histoires d’amour finissent mal en général. Celle de Third Stream n’est pas guettée par une telle fatalité.

Pierre Brouant, Valérie Graschaire et Manu Codjia © Jacky Joannès

Ce lancement de soirée tout en douceur présente un contraste saisissant avec ce qui va suivre. Disons-le sans détour, le quartet d’Émile Parisien va offrir ce qui dès à présent constituera LE grand moment jazz de cette édition de Nancy Jazz Pulsations. Le saxophoniste et ses partenaires (Julien Touéry au piano, Ivan Gélugne à la contrebasse et Julien Loutelier à la batterie) ont tout emporté sur leur passage. Surtout, il semble très difficile de rendre compte par les mots d’une prestation qui va bien au-delà de ce qu’on est capable de formuler par le biais d’un simple écrit. Il faut vivre leur musique, la ressentir et la recevoir au plus profond. La voir aussi, car l’inventivité de chaque instant (que de trouvailles sonores !) et la communication entre les quatre semble naître d’une télépathie forgée au fil des concerts et de longues années d’amitié. Les yeux ne savent plus où regarder, parce que la complicité et l’interaction deviennent un grand spectacle lorsqu’elles atteignent un tel niveau d’incandescence. Et que dire de la manière dont la musique vient électriser de part en part le corps d’Émile Parisien, plus habité que jamais par un jeu d’une intensité hors norme, même lors des rares instants où il pose son saxophone soprano ? Le natif de Cahors, qui vient de fêter son 43e anniversaire, est sans le moindre doute l’un des musiciens majeurs de la scène jazz européenne. S’appuyant sur le répertoire de son dernier album (Let Them Cook) paru chez Act Music voici deux ans pour fêter les 20 ans du quartet, la bande des quatre va instaurer une incroyable tension qui ne retombera qu’à l’ultime seconde d’un concert d’exception.

Émile Parisien © Jacky Joannès

Dans cette cuisine étoilée, les plats vont défiler à grande vitesse sans que jamais l’indigestion ne guette : sont proposés au menu une course de noix de coco, des pistaches pour cowboy ou encore un énigmatique nano fromage. Allez comprendre un tel mystère, allez savoir d’où provient une telle audace… On dit que la démarche du saxophoniste s’inscrit dans le sillage d’un de ses plus illustres pairs, Wayne Shorter, et plus particulièrement son dernier quartet, tant par sa dimension expérimentale que par son désir d’inventer un langage et de se situer là où personne ne s’est encore aventuré. Ce qui n’empêche pas Émile Parisien de préciser : « On cherche la réponse en permanence ! Aucun intérêt de refaire ce que John Coltrane et Wayne Shorter ont fait avec leur groupe pour, en plus, le faire en beaucoup moins bien ». En musicien d’une grande humilité, il sait bien que rien n’est jamais acquis, que chaque concert ou disque est un nouveau départ, une autre histoire à écrire. Celle qu’il nous a racontée hier est des plus fascinantes. La prochaine le sera tout autant, soyons-en certains !