Scènes

NJP 2015 # 4 : Otis Taylor / Snarky Puppy

Retour sur deux des trois rendez-vous du 10 octobre au Chapiteau de la Pépinière : Otis Taylor et Snarky Puppy.


L’affiche est alléchante puisqu’après deux temps aux couleurs du blues (Eric Bibb & Jean-Jacques Milteau, puis Otis Taylor), les américains de Snarky Puppy sont attendus pour créer l’événement. Nous présentons sans attendre nos excuses au premier duo que nous n’avons pas pu écouter et entrons sans attendre…

C’est un chapiteau en pleine effervescence. Celle d’un public composé de trois grands ensembles immuables : il y a ceux qui sont assis dans les gradins ; ceux qui ne conçoivent un vrai concert que debout devant la scène ; enfin, les nomades qui passent de la salle à la buvette, pas toujours attentifs à la musique qui se joue tout près d’eux. C’est l’esprit du Chapiteau de la Pépinière, lieu mythique et éphémère.

Otis Taylor © Jacky Joannès

Otis Taylor est un type vraiment intéressant. En effet, le colosse du Colorado, personnalité très singulière (cet adepte du banjo a été antiquaire, enseignant, entraîneur cycliste…), dénonciateur des injustices sociales et raciales, musicien charismatique défenseur du peuple amérindien et de la tribu Nakota, a rencontré hier soir et comme l’an passé un franc succès qu’il n’a pas manqué d’immortaliser en prenant quelques photos de la foule avec son téléphone. Il mérite ce succès d’ailleurs car on ressent de manière charnelle à quel point il est habité par sa musique. Et sans être un passionné de blues, on ne peut qu’être sensible à son engagement, qu’il pousse jusqu’à une déambulation, tout harmonica fumant et suivi de près par un colosse au crâne rasé, au milieu de la foule. Il n’y a pas de tricherie chez lui, ça ne fait aucun doute. Mais il faut être honnête : si ses deux derniers disques (My Word Is Gone et Hey Joe Opus Red Meat, ce dernier fournissant une grande partie de la matière première du concert d’hier) méritent toute notre attention, le répertoire d’Otis Taylor sur scène est mal servi par un groupe d’une banalité consternante. Comme l’année dernière, il aura fallu supporter des solos désincarnés (celui du batteur était un non modèle du genre) et dépourvus de toute imagination. « C’est plat, ça manque d’âme », soupirait une voisine. Et à la façon d’une dose de crème Chantilly déposée par erreur sur un T-Bone steak, le violon d’Anne Harris, une fois encore, aura été la cause d’une souffrance indicible pour nos oreilles. Bis repetita : plus à l’aise pour danser que pour jouer, elle n’aura pas su nous épargner l’exécution (sans sommation de surcroît) d’un « Amazing Grace » qui n’en demandait pas tant. L’avantage d’une telle prestation est qu’elle nous a ramenés un an en arrière tant le concert d’hier ressemblait au précédent. C’est une méthode intéressante pour ne pas vieillir. Gageons qu’Otis Taylor sortira bientôt un nouveau disque qu’il viendra présenter à Nancy. On rêve en revanche qu’il se produise seul, avec sa guitare et son banjo. Ce jour-là, nous ne serons pas loin d’avoir percé le mystère de la jeunesse éternelle.

Michael League (Snarky Puppy) © Jacky Joannès

Mais l’événement très attendu de la soirée, c’est sa troisième partie et plus précisément le concert de Snarky Puppy. Ce groupe aux dimensions variables est un collectif dirigé par le bassiste Michael League, qui en est aussi le compositeur et le producteur. On peut sommairement qualifier la musique de Snarky Puppy de fusion parce qu’elle est une synthèse de courants mêlant jazz, funk, rock et R’n’B. Cette bande de trentenaires sans complexes fait preuve d’une fougue contagieuse, apanage de sa jeunesse, et s’appuie sur une formule sonore d’une grande richesse. Ils sont neuf ce soir et ne lésinent pas sur les moyens (matériels et humains) mis en œuvre : deux claviers et parfois trois, deux batteurs percussionnistes gardiens d’un temple rythmique de haute volée, deux trompettistes, un saxophoniste – flûtiste, un guitariste et, bien sûr, un bassiste chef d’orchestre pour conquérir un public resté nombreux malgré l’heure tardive. Le spectacle est total, sa mise en place est redoutable et ne connaît pas un seul instant de répit. Il permet de mesurer aussi la qualité des solistes, dont le très spectaculaire Justin Stanton aux claviers et la paire Larnell Lewis / Nate Werth aux percussions, très impressionnante de cohésion. Michael League arbore un grand sourire, il peut être content d’avoir su mettre sur pied un tel ensemble.

Il est difficile de savoir en 2015 ce qui restera de Snarky Puppy dans 20, 30 ou 40 ans. Pas sûr en effet que sa musique virtuose et surpuissante soit de « garde », comme on le dirait d’un vin, mais c’est là sans nul doute une question secondaire. Il faut plutôt la consommer jeune, dans toute sa fraîcheur, pour en apprécier les bienfaits et ne pas bouder son plaisir face à un déferlement aux allures de tsunami qui, reconnaissons-le, fait beaucoup de bien. Et c’est vraiment la scène qui joue le rôle du révélateur de cette musique à laquelle les disques ne rendent pas toujours justice, au-delà de leurs qualités indéniables (dont les récents Family Dinner, Volumes 1 et 2, We Like It Here et Sylva). Le groupe a fait hier la démonstration de sa force de frappe peu commune et de l’extrême cohésion de ses membres. Une solidarité qui a fonctionné comme un catalyseur, permettant de faire monter la pression en quelques secondes et de ne jamais la laisser retomber pendant une heure et demie, le sommet étant « Lingus », une composition emblématique de sa démarche rassembleuse. (Bon) signe des temps, c’est un public jeune qui s’est pressé devant la scène du Chapiteau pour lui faire la fête, avant de se ruer vers le stand du merchandising, rencontrer les musiciens, se faire prendre en photo avec eux et acheter leurs vinyles, format en vogue à une époque où le disque ne se vend plus. Snarky Puppy : à coup sûr un des temps forts de NJP 2015.

Bill Laurance (Snarky Puppy) © Jacky Joannès

Carton rouge levé vers la frange (plus nombreuse d’année en année) du public qui s’est autorisée à fumer sous le Chapiteau de la Pépinière, au mépris de la loi et en affichant une indifférence condescendante envers les non fumeurs. Ah le regard bovin de ce groupe feignant d’apprendre que la cigarette est proscrite dans les lieux publics ! Ah leur contentement sous forme de « Ouf ! » rigolard lorsque nous avons dû chercher un peu d’air frais pour respirer. L’herbe à Nicot, mais aussi l’autre qui rend nigaud, moins officielle mais très répandue hier, nourrit semble-t-il un crétinisme ambiant et incite ses adeptes à toiser les abstinents, qui se se voient contraints d’endosser le costume du vieux schnock. Quant au vigile chargé de la sécurité m’expliquant qu’on ne peut rien y faire, parce que « c’est la pratique », je lui ai trouvé de réelles qualités d’expression corporelle. Essayez donc cette gestuelle pas si simple à exécuter, qui consiste à hausser les épaules tout en baissant les bras. J’ignore si du côté de NJP on est alerté sur cette infraction désolante, mais il semble nécessaire de remettre prochainement la question à l’ordre du jour.

par Denis Desassis // Publié le 11 octobre 2015
P.-S. :

Pour aller plus loin :

  • Otis Taylor : Hey Joe Opus Red Meat (Inakustic - 2015)
  • Snarky Puppy : We Like It Here (Ropeadope Records - 2014)