Scènes

NJP 2013 - Echos des Pulsations - 17/10

Puisqu’il fallait choisir entre deux belles soirées, l’une à l’Opéra, l’autre au Théâtre de la Manufacture, notre choix s’est porté vers la seconde. L’Imperial Quartet et Ngyuen Lê ont hissé haut les couleurs de leur musique.


Choix cruel : Avishai Cohen With Strings à l’Opéra ou double concert Imperial Quartet / Nguyen Lê « Songs Of Freedom » ? C’est en espérant une soirée électrisante que nous avons opté pour la seconde solution. Bien nous en a pris, de très belles ondes ont parcouru le Théâtre de la Manufacture, avec deux concerts différents mais porteurs d’une même énergie.

Gérald Chevillon / Imperial Quartet © Jacky Joannès

Imperial Quartet est une formation pas comme les autres, une machine un peu folle – une des révélations et un des gros coups de cœur de cette édition 2013. On avait eu un premier aperçu du talent de ces baroudeurs avec un album paru sur le label IMR ; plus récemment, la sortie de leur deuxième disque, Slim Fast, chez Naïve, confirmait cette impression de vivacité organique. Le groupe présente une structure atypique : une armée de saxophones trône au premier plan. Damien Sabatier et Gérald Chevillon vont s’employer à faire rendre gorge à la gamme presque complète de leurs instruments, du sopranino au saxophone basse. Ils multiplient les combinaisons, dont la plus fréquente est baryton/basse ; ils vont en chercher toutes les ressources rythmiques à coups de claquements de langues ou de percussions sur les clés, ils inventent des dialogues imprévisibles, créent le mouvement dans une quête constante de l’inattendu comme source de leur inspiration - qui semble sans limites. Il leur arrive même de prendre deux instruments en bouche, comme autrefois Roland Kirk. Damien Sabatier lutte avec son alto en prenant des postures zorniennes. Cette conversation fraternelle sur le fil du rasoir trouve de multiples échos et une complémentarité chamarrée dans le jeu d’Antonin Leymarie, batteur à la fois puissant et imaginatif ; elle provoque un savant mariage de couleurs et d’interactions entre peaux, baguettes et anches. Affichant une fausse discrétion durant les premières minutes du concert, le bassiste Joachim Florent fait petit à petit monter la tension, chargeant ses cordes d’une électrique rageuse à grands coups de médiator : celle-ci atteindra son summum dans un série de chorus vrombissants sur « La Combia de la Luz », puis « Country Joe » et « D&G ». On a envie que le concert dure plus lontemps tant ses inventions sont stimulantes pour tous, musiciens et public confondus. On sait surtout qu’Imperial Quartet, déjà récompensé à plusieurs reprises mais qui, ce soir, est encore une découverte pour beaucoup, devrait à l’avenir faire parler de lui. Il a beaucoup de choses à dire, d’histoires accidentées à raconter. Le jazz vient manifestement d’ouvrir une porte. On en reparlera.

Nguyen Lê © Jacky Joannès

Il faut à peine quelques secondes pour comprendre que Nguyen Lê a décidé d’imposer ses Songs Of Freedom avec toute la force que cette musique, témoignage de son souci de « partage des cultures », porte en elle. C’est une célébration des grands succès de l’histoire du rock des années 60 et 70. Oui, il s’agit bien de rock et de rien d’autre : mais un rock savant, passé au filtre de toutes les influences dont le guitariste se nourrit depuis des années. Celles-ci n’ont pas de frontières ; elles viennent d’Asie – ses origines vietnamiennes comptent pour beaucoup, on s’en doute – mais aussi d’Inde ou d’Afrique. Cette science de la transfiguration lui permet de donner une nouvelle vie à des succès planétaires tels que « I Wish » ou « Pastime Paradise » de Stevie Wonder, « Eleanor Rigby » ou « Come Together » des Beatles, sans oublier Janis Joplin avec « Move Over » ou Led Zeppelin avec « Black Dog ». Ce concert est la version scénique du disque éponyme (ACT, 2011). Si le mot n’était pas galvaudé, on parlerait volontiers de world music tant l’impression de fusion prédomine à l’écoute de ce groupe solidaire qui s’appuie sur une rythmique d’acier (Stéphane Galland à la batterie et le jeune Romain Labaye à la basse), plus les enluminures d’Ilya Amar au vibraphone.

Himiko Paganotti © Jacky Joannès

Sur le disque, Nguyen Lê avait fait appel à de nombreuses voix (dont celle de Youn Sun Nah et David Linx) pour chanter ces thèmes inscrits au patrimoine de l’histoire de la musique. Ce soir, on retrouve avec bonheur Himiko Paganotti : cette chanteuse qui a passé sept ans au sein de Magma trouve ici un terrain favorable à l’expression de son immense talent et de son registre vocal très étendu. On peut en découvrir le pouvoir de séduction dans les deux albums du groupe Slug, devenu Himiko, tout simplement. Elle y évolue aux côtés de son compagnon Emmanuel Borghi, mais aussi de son frère Antoine et de son père, un certain Bernard Paganotti… On se réjouit aussi de la voir esquisser des pas de danse et prendre un évident plaisir à être au centre de la scène, au cœur d’un volcan de lumière. Quant à Nguyen Lê, il ne cesse de fasciner par un jeu à la fois scintillant et surpuissant, qui embarque tout le groupe pour un magnifique voyage dans le temps et l’espace. Ce virtuose est doté de pouvoirs un peu spéciaux qui lui permettent d’élever sa musique vers les contrées stratosphériques nées de son imagination. On sort comme ébloui de ces instants dont la densité, du début à la fin, jusqu’à un magnifique « Come Toghether » en rappel, est nourrie de sa passion des brassages. Un peu plus tard, il nous dira qu’il avait prévu, pour finir dans un embrasement sonore, le « Whole Lotta Love » de Led Zeppelin. Mais on lui a fait comprendre qu’il était tard. Dommage !

À suivre…