Scènes

Old and New Songs

Regard associé #1


Photo : Camille Nivollet

Un texte sur le concert « Old and New Songs » du 22 octobre 2016 au Petit Faucheux (Tours)
Avec : Yoann Loustalot trompette, bugle - François Chesnel piano - Frédéric Chiffoleau contrebasse - Christophe Marguet batterie

Écoutes
La nostalgie de perdre, la joie de retrouver, comme dans ce jeu de la petite enfance qui consiste à faire disparaître puis réapparaître un objet. Et le jazz monte au niveau de l’éclat de rire formidable qui fait exploser l’attente anxieuse de l’enfant au moment où l’objet perdu ressort de sa disparition.
On appelle traditionnels ou populaires les airs dont on a perdu l’origine, qui descendent du temps lui-même, on dirait, trichant avec l’oubli. Chaque morceau ici commence par l’exposition d’une mélodie ancienne qui lui donne son thème. J’ignore tout de cette mélodie, pourtant elle m’est immédiatement intime, elle appartient déjà à ma mémoire, elle me donne l’illusion de retrouver un de ces souvenirs qui nous reviennent par coïncidence et nous font fugitivement nous aimer comme nous aimerait un aïeul que nous n’avons pas pu connaître.

Et voilà qu’aussitôt je le perds, ce souvenir, brutalement. La musique prend la tangente. Mais c’est une perte heureuse, j’ai perdu la mélodie pour le jazz, elle n’a pas été enfouie simplement, elle a été semée dans le jazz, et dans ce jazz elle fructifie, la chanson est toujours là, de façon plus secrète, elle détermine la musique qui se déploie sur son souvenir, les variations, les enrichissements, la création dont elle devient la source, à la fois révélée et escamotée dans le jeu des musiciens. L’origine de ce que j’entends se retrouve à l’intérieur de ma mémoire, ou plutôt d’une mémoire collective dont je suis, comme tout un chacun, dépositaire.

L’adjectif « inépuisable » circule entre les musiciens du quartet pour qualifier ce répertoire traditionnel dont chacun a apporté telle ou telle pièce. Musique pour les pieds, pour le plaisir du corps emporté dans un jeu avec la gravité, avec le temps, avec les étroites limites humaines dont il ne peut se délier que par ruse, elle conduit l’énergie. Les morceaux lents y flottent comme des marches nocturnes dont je ne sais quelle traîne allongerait le pas. Je me demande si la lenteur est une marque de mélancolie dans toutes les cultures.

Ce qui me rend ces mélodies inconnues si familières, peut-être, c’est que dans son économie géniale, taillée par des siècles de bouche à oreille, leur structure correspond, comme celle des contes et des mythes, à des schémas transposables à différentes cultures et qui sont au fond l’expression de notre espèce. Même mélancolique, cette musique inscrite dans le cercle harmonieux des proportions humaines exprime l’allégresse de remplir ces proportions, cette capacité respiratoire, cet échange permanent entre l’air et le corps, entre le sol et le corps.
En mêlant au jazz des chansons anciennes, ce répertoire combine la musique qui déstabilise avec celle qui fait entrer dans le grand bercement d’enfance, dans un balancement que le corps sans le savoir a toujours connu, le beau rouler qui ne fera jamais défaut parce que son mouvement est inscrit dans les artères des hommes dont le corps tient à la terre, et marche. Et quelquefois vacille, quand il est tard et que les comptoirs commencent à baisser les lumières.

C’est sur la ligne perturbée de ce vacillement que se produit cette musique. J’y passe de l’équilibre heureux, serein, vécu depuis toujours, à la turbulence, à la joie de l’effusion et de l’intensité. Soulevée par le meltem du jazz, elle quitte ses bases sûres, elle abandonne la forme première de la mélodie pour d’autres paris, d’autres rythmes, d’autres couleurs, une relation plus équilibriste entre l’élan et la cadence.

L’énigme, c’est qu’il se dégage une impression d’ensemble, à l’écoute de ce fonds disparate qui va puiser dans des géographies, dans des périodes qu’on pourrait croire incompatibles. Et en ce moment, l’impureté, le créole de ce répertoire m’apparaissent plus précieux que jamais.

par Nicole Caligaris // Publié le 11 décembre 2016
P.-S. :

Nicole Caligaris, est auteure associée au Petit Faucheux pour la saison 2016/17. Nous publions son travail, son regard sur les concerts qui se jouent sur cette scène.