Chronique

Olivier Bogé

The World Begins Today

Olivier Bogé (sax, voc, p), Tigran Hamasyan (p), Sam Minaie (b), Jeff Ballard (dms).

Label / Distribution : Naive

Comme nombre de saxophonistes, Olivier Bogé est avant tout un chanteur, son instrument se substituant à la voix intérieure qui lui dicte ses mélodies. Et nul ne sera surpris d’apprendre qu’il admire Joni Mitchell, chanteuse légendaire qui aura illuminé la musique californienne à partir des années 70, et dont la voix onirique est à la musique ce que l’arc-en-ciel est aux ciels de nuages. After the Rain, comme aurait pu dire un certain John Coltrane… Mais Olivier Bogé n’est pas seulement musicien : c’est d’abord un homme pour qui tout acte fait sens. Sa vie est une quête, un cheminement vers une lumière intérieure qu’il veut percevoir du bout de ses rêves.

The World Begins Today repose sur les mêmes fondements humains que son prédécesseur, Imaginary Traveler. À ceci près que le saxophoniste pousse plus loin encore les pions de sa passion sur l’échiquier de la vie. Sa recherche de lumière est plus intense, elle puise sa force dans la nécessité de surmonter une épreuve personnelle douloureuse, et il la chante pour en partager les éclats. Mission accomplie, une fois encore, avec beaucoup de limpidité dans la transmission des émotions.

Après une telle introduction, on pourrait croire à une quête aux confins du mysticisme, mais ce sont des sentiments beaucoup plus simples qui se font jour dans sa musique. Il y a cet état d’émerveillement qu’il semble s’être défini comme ligne de conduite, avec pour but une sagesse aux allures socratiques. On imagine bien, dans ces conditions, que chez Olivier Bogé l’amitié n’est pas un simple concept, et qu’en mettant en œuvre ce deuxième disque, il lui fallait absolument s’entourer de proches avec qui la communication serait totale. De la première à la dernière note, cet album chante, livre des mélodies claires et émouvantes au long de neuf compositions tendues et compactes ; à leur service, trois vrais amis, souvent de longue date : Jeff Ballard à la batterie, Tigran Hamasyan au piano et Sam Minaie, contrebassiste de ce dernier.

Bogé, qui a écrit en deux mois le répertoire de The World Begins Today, compose d’abord au piano (dont il joue sur deux compositions), voire à la guitare, ainsi qu’au chant. C’est donc le registre de sa propre voix qui détermine la tonalité d’une musique totalement sienne, mais dont le groupe s’empare pour la peindre aux couleurs de son énergie collective. Les personnalités ont beau être fortes, jamais n’émerge l’idée d’un leader - ou d’un guest - qui se retrouverait dans la lumière, au détriment des autres. Au risque de décevoir celles et ceux qui en attendraient des exploits de dream team comme il y en a tant. Car c’est un groupe qui est à l’œuvre, un quatuor dont le jeu fluide soulève avec élégance une musique écrite et concise qui n’accorde jamais une place excessive aux chorus. Citons la belle « Dance Of The Flying Balloons » enluminée par un Tigran Hamasyan retenu et aérien ou « The Little Marie T. », qui débute par une voix d’enfant et qu’Olivier Bogé nous présente avec beaucoup de tendresse en s’emparant lui-même d’un piano aux notes cristallines. Autant de thèmes narrant une histoire sensible dont le personnage principal est un alto chanteur - Bogé n’est pas un saxophoniste du cri des anches. Cela n’ôte rien à la puissance de son lyrisme, qui ménage cependant à ses camarades la place qu’ils méritent : Sam Minaie et Jeff Ballard en toute complicité dans « Relieved », ou « Seven Eagle Feathers » par exemple. On soulignera aussi la beauté formelle d’un « Inner Chant » (le chant intérieur, encore et toujours) aux accents délibérément coltraniens, ceux qui se font entendre aussi sur des compositions réflexives et étales comme « Wise One », « After The Rain » ou « Welcome ».

The World Begins Today revêt pour son auteur une importance capitale, pour des raisons tant humaines qu’artistiques, on l’a compris. Il est synonyme de (re)naissance permanente aux yeux d’un artiste à la fois discret et très engagé dans son art. Le titre de l’album le dit bien : le monde commence aujourd’hui ! C’est aussi celui d’un livre de Jacques Lusseyran dont la lecture d’une seule traite a provoqué chez Olivier Bogé un choc émotionnel et existentiel majeur : « Toute la vie nous est donnée avant que nous la vivions, mais il faut toute une vie pour devenir conscient de ce don. Toute la vie nous est donnée dans chaque seconde. Le monde commence aujourd’hui. »

Voici donc une musique à mettre entre toutes les oreilles : généreuse et humble à la fois (écoutez « Poem », qui s’avance avec une discrétion féline soulignée par le jeu à la main de Jeff Ballard), elle laisse parler le cœur des quatre musiciens et touche le nôtre. Cet album éclairé de l’intérieur [1] est une incitation à entrevoir ce qui se passe au-dessus de nos têtes, tout là-haut, là où passe la lumière. Un présent qui fait beaucoup de bien. Il n’a même jamais été aussi indispensable.

par Denis Desassis // Publié le 6 janvier 2014
P.-S. :

[1Dans un premier temps, il devait s’intituler Shades Of Light et s’annonçait déjà comme la célébration d’un jeu d’ombre et de lumière qu’on retrouve dans le visuel de la pochette.