Ornithologie à D’Jazz Nevers
Depuis trente-trois ans, la ville de Nevers accueille pendant huit jours une série de propositions artistiques des plus exigeantes et originales.
Andy Emler © Christophe Charpenel
Propulsé à la force des bras par son directeur artistique Roger Fontanel, le festival flotte mais ne coule pas sur cette Loire qui lèche les pieds de La Maison (de la culture), l’épicentre de l’événement.
Sur les huit jours, j’ai assisté aux trois premiers ; mon camarade photographe Christophe Charpenel est resté un peu plus longtemps et propose son regard sur la suite dans ce portfolio-ci et dans celui-là.
En arrivant le matin avec le train Nantes-Nevers, on assiste à un spectacle étonnant : des milliers de grues cendrées (leur couloir de migration passe par la Nièvre) qui volent en formation emplissent le ciel de V ondulants tandis qu’au sol, dans les champs, elles sont d’autres milliers à se reposer. Grandes pattes, grands cous, gros ventres… à qui ressemblent-elles tant ?
- Paul Lay et Eric Le Lann © Maxime François
Le petit théâtre municipal de la ville est un lieu un peu rococo, avec un velours rouge sans pareil mais à la sonorité chaleureuse. On y écoute le trio de Jean-Philippe Viret [1]. C’est une très belle musique, originale, qui paraît écrite tellement les musiciens jouent de façon fluide et coordonnée. Viret a des coups d’archet rugueux et le batteur Fabrice Moreau aime les sons métalliques, tout pour magnifier les fulgurances d’Edouard Ferlet au piano.
La première grande soirée à La Maison présente le duo Eric Le Lann (trompette) et Paul Lay (piano) dans un programme d’hommage à Louis Armstrong. Le trompettiste est un habitué du genre : il a commis un duo avec Michel Graillier (1996) et un autre avec Martial Solal (2000). Autant dire qu’il sait choisir ses pianistes. Les magnifiques voicings au piano colorent des standards du jazz déconstruits et mécaniques. Le Lann joue en permanence sur le fil, entre une musicalité émouvante et un équilibre vacillant, porté et poussé par les cavalcades pianistiques de Lay : un esquif sur un fleuve grondant. Ensuite, le groupe du saxophoniste Charles Lloyd s’installe pour un concert d’une langueur plus que monotone. Eric Harland à la batterie est sous-employé et semble passer le balai sur ses cymbales. La star se promène, s’assoit, se lève et joue quelques notes perdues, c’est sans âme, sans corps et sans saveur. Parfois, il laisse ses quatre musiciens jouer sans lui et soudain il se passe quelque chose, de la musique ! Quand le Charles n’est pas là, les souris dansent.
Plus tard, dans le hall de La Maison, Michel Orier remet les insignes de Chevalier des Arts et Lettres au saxophoniste de 81 ans, ce qui prouve que la valeur n’attend point le nombre des années.
- Ludmilla Dabo et David Lescot © Maxime François
Une belle surprise attendait les spectateurs du « Portrait de Ludmilla en Nina Simone ». Mis en scène par David Lescot, comme le magnifique « La Chose Commune », vu à Nevers déjà, en 2017, ce duo raconte une histoire à tiroirs. Toujours avec la justesse qui le caractérise, David Lescot (qui ne peut cacher plus longtemps son militantisme politique de gauche, humaniste et féministe) décrit les situations sans dogme. Habilement présentée et jouée avec ferveur par Ludmilla Dabo, la vie de Nina Simone est un dialogue entre les deux acteur.trice.s. La musique est présente en permanence : Lescot s’accompagne à la guitare, Dabo chante. Les histoires imbriquées parlent des femmes, du racisme, de la violence et du sexisme, mais donc aussi des femmes noires, à l’intersection du sexisme et du racisme. C’est fort et convaincant. C’est un plaisir d’assister à ces spectacles, une fierté même. Et si vous souhaitez le voir, ne partez pas avant d’avoir la réponse à cette question : pourquoi y a-t-il un ukulélé sur scène ?
C’est aussi une belle idée de programmer du théâtre à D’jazz Nevers, il n’y a pas de rupture.
Le trio franco-hongrois de Mathias Lévy (violon), Mátyás Szandai (contrebasse) et Miklós Lukács (cymbalum) s’est transformé en duo suite à l’absence du contrebassiste. Un duo inspiré de cordes virtuoses, dont les protagonistes usent de toutes les techniques possibles pour colorer la musique de Bartók : cordes frappées, frottées, tirées, à l’archet, à la main, aux baguettes, au crin.
L’autre trio était au complet pour présenter Ornithologie, autour de la musique de Charlie Parker [2]. Un Poco Loco, le trio monté par le tromboniste Fidel Fourneyron, est aussi associé au festival pour les tournées scolaires toute la semaine. Le trio acoustique (saxophone ténor et clarinette, trombone, contrebasse) inspire plein de couleurs et d’atmosphères. Les séquences sont très découpées, virevoltantes. Le thème passe de l’un à l’autre et l’humour est au centre de la narration.
- Andy Emler MegaOctet © Christophe Charpenel
Andy Emler n’en finit pas de fêter les trente ans de son orchestre-phare, le MegaOctet. Après un concert aux Rendez-vous de l’Erdre à Nantes, en plein air sur une scène nautique flottante, c’est sur la grande scène de La Maison de Nevers que l’orchestre joue son répertoire d’anniversaire, spécialement arrangé pour l’occasion. Au même moment, le concert est filmé et enregistré. L’introduction se fait par un duo percussions / batterie fracassant. Ensuite, l’orchestre déroule ses tubes. Claude Tchamitchian joue un époustouflant chorus en doubles cordes – le son de Ways Out en grand format – à la suite duquel le saxophone de Guillaume Orti se greffe sans heurt. Tout respire la complicité.
Les sonorités sont rugueuses, les montées puissantes. Ce qui me frappe, c’est lors du solo de piano d’Andy Emler : tous les musiciens (le MegaOctet est un orchestre d’hommes) sont tournés vers leur chef, debout, à l’écoute. C’est simple et beau.
Les invités du programme arrivent, Nguyên Lê et sa guitare fauve au vibrato hyperventilé, Médéric Collignon et ses élucubrations buccales, Thomas de Pourquery au saxophone lyrique et doux. Malgré des lumières incompréhensibles, le spectacle est complet. Deux heures de gâteau d’anniversaire, de musique roborative et comme le dit le chef : Just a beginning.
Nevers en novembre, c’est un moment de proximité, de chaleur dans cette Maison (encore en travaux), avec des rendez-vous récurrents ; rencontres d’artistes, émissions de radio, expositions, concerts pédagogiques et un final qui porte chance, un DJ-set le Gri-Gri (Antoine Bos et Mathieu Durand).