Tribune

Peter Brötzmann : le free de colère


Peter Brötzmann, photo Laurent Orseau

Peter Brötzmann est mort. Une discographie pléthorique présentant les nombreuses configurations auxquelles il a pu participer ou qu’il a dirigées témoigne de sa musique sur ces cinquante dernières décennies. En fouillant le net en quelques clics, on trouve facilement un trio important qui réunit une de ses filiations les plus évidentes, celle de Mats Gustafsson (qui a joué dans le Brötzmann Chicago Tentet) au côté du batteur Paal Nilssen-Love (qui joue également dans The Thing). L’écoute de The Fat is Gone, une rencontre enregistrée live en 2007, et son outrance généreuse, est la plus douce des odes funèbres en hommage à l’immense musicien qu’était Peter Brötzmann.

Le free jazz et la free music prennent leurs racines dans le jazz afro-américain des années 60 et trouvent une assise et un développement salutaire dans les communautés de musiciens radicaux du nord de l’Europe (Allemagne, Angleterre, Danemark, etc.) de la fin des années soixante. Peter Brötzmann en est un des fers de lance et il conduira, malgré une rondeur toute relative dans la deuxième partie de sa carrière, cette radicalité durant toute son existence.

Cette manière de pratiquer jusqu’au bout une musique sans concession ne manque évidemment pas d’interroger. Qu’une impulsion de jeunesse, quand on a 25 ans, dans un contexte d’après-guerre bien particulier, pousse à prendre le contre-pied des canons académiques d’une époque, semble être une phase de déconstruction aussi radicale que nécessaire. C’est autre chose que de consacrer, une vie durant, son travail à une approche tendue. Cette permanence est admirable, tout autant que sidérante. Qu’y a-t-il de si jouissif à faire du bruit ?

Dans la musique de Brötzmann, on l’entend bien dans ce trio, particulièrement sur le second titre moins immédiatement accrocheur, la force de sa musique est qu’elle ne peut être qu’écoutée. Rien moins que ça. Elle est en lutte avec l’auditeur et ne laisse aucune échappatoire, jamais la rêverie ne peut prendre le pas sur ce qu’elle est. Trop pleine d’elle-même, elle épuise l’attention flottante, voire la repousse car, dès lors que l’esprit a des velléités de s’échapper, elle déstabilise et dérange.

La musique de Brötzmann est sans demi-mesure et ne peut être appréhendée que comme telle. Dans ce corps-à-corps, entre l’émetteur et le récepteur, au-delà de la brutalité apparente, on trouve, en réalité, une égalité puisque le saxophoniste offre ce que l’auditeur reçoit, ni plus ni moins, et cette générosité sature l’oreille mais bouleverse le corps en profondeur.

Car il faut souffrir avec cette musique qui bouscule les codes aussi frontalement. Le souffleur souffle, le souffleur souffre, l’auditeur tout autant. C’est une musique proprement compassionnelle : passionnelle mais sans compas, elle déboussole et fait perdre le nord - et surtout perdre la tête. Jamais une musique n’aura été si peu cérébrale puisqu’elle est avant tout physique et, interrogeant la matérialité du son et ses potentialités expressives, elle est musique concrète avant tout et annule même la distinction entre le messager et le message produit.

Le corps du musicien est, en effet, autant impliqué que le discours musical qu’il produit ; il n’y a pas de mise à distance possible entre les deux. Et l’improvisation libre qui la régit est une donnée importante car ce n’est pas une musique de la forme, mais une musique qui nécessite d’être en forme.

Par un travail sur la saturation des signaux sonores, sur la convulsion (plus radicale en cela que le pendant afro-américain qui, quelles que soient les circonstances, reste délicieusement cool), la musique de Brötzmann se place aux confins du malaise, du dérangement physique. Musique extrême comme le grind core dans le metal (on songe à Napalm Death), elle laisse émerger l’impulsion primale et laisse advenir l’épanouissement d’une énergie non canalisée qu’on peut appeler colère ou toute autre force vitale, et qui constitue en cela un des apports majeurs de la musique du XXe siècle. 

par Nicolas Dourlhès // Publié le 25 juin 2023
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