Sur la platine

Pianos, Claviers et Fender Rhodes

Trois sorties discographiques mettent le piano ainsi que ses homologues électroniques au premier plan de musiques où l’imaginaire est roi.


Mailys Maronne

Maïlys Maronne, Hila Kulik et Dariusz Petera ont un point commun : le piano est leur porte-parole de choix. L’adjonction de claviers électroniques et du séduisant Fender Rhodes offre des perspectives réjouissantes dans leurs nouvelles aventures discographiques.

PHONEM Maïlys Maronne Geometriks - Onze Heures Onze

Le pouvoir séducteur qui irrigue Geometriks se propage instantanément, les compositions se succèdent avec un discours élaboré. Maïlys Maronne n’en est pas à son coup d’essai, le premier enregistrement de PHONEM, Animus Volandi, avait révélé le talent de cette pianiste ainsi que la cohésion d’un groupe soudé. L’arrivée de Vincent Duchosal à la guitare électrique apporte une couleur supplémentaire à cette formation ainsi qu’une dynamique envoûtante. Des invités contribuent par ailleurs à enrichir les couleurs orchestrales.

Maïlys Maronne démontre une capacité à passer avec beaucoup de finesse du piano acoustique, empreint de romantisme, aux claviers électriques. « Four Sides Threes Sizes » en est l’illustration parfaite : son solo au synthétiseur Moog est puissant et inventif, il délivre une impulsion bénéfique à l’architecture de cette pièce où la basse de Philippe Burneau et la batterie de Thibault Perriard apportent une assise idéale. « The Clock » dévoile la capacité de la pianiste à se muer en chanteuse à la voix diaphane, de même que dans la pièce de choix « Random Circus » où les solos de Fanny Ménégoz à la flûte et d’Olivier Laisney à la trompette injectent des couleurs fantasques. Des réminiscences bienvenues de Jimmy Hastings, Tim Hodgkinson et Lindsay Cooper, j’ai nommé le groupe Hatfield & The North, se font ressentir dans les unissons de ce même « Random Circus ». Le vibraphoniste Gaspar José apporte une force d’âme supplémentaire dans « Apollonius », ce qui accentue l’originalité des compositions fertiles de Geometriks.

Hila Kulik More Than a Change - Onetrickdogrecords Stilletto

Qu’est ce qui distingue Hila Kulik de Maïlys Maronne ? Presque rien : le fait de projeter leurs fors intérieurs par le biais du jazz et du piano, qui les anime toutes deux, ne peut que les rassembler. Qu’elles vivent chacune d’un côté de l’océan Atlantique ne suffit guère à les différencier. L’appétence de renouveau au sein de leurs formations remarquables les rapproche. Hila Hulik, native d’Israël où elle étudie le piano, arrive à New-York en 2014, y multipliant ses expériences musicales. Elle s’est produite en France à Monségur le 13 juillet dernier aux côtés de Cyrille Aimée et son premier disque More Than a Change l’installe à la tête d’une formation où elle propage ses notes pianistiques mais pas seulement…

Ses mentors musicaux, le saxophoniste vétéran Antonio Hart et le trompettiste Wayne Tucker, signent des compositions dans cet album où le jeu de cette jeune pianiste se fait tour à tour élégant, audacieux et rythmé, ce qui révèle une écriture délectable. « Little Puchu » affirme la générosité de Hila Kulik ; son jeu de main gauche souligne parfaitement ses envolées lyriques. Corey A. Wallace fait preuve dans ce titre d’une inventivité bienvenue au trombone. Le Fender Rhodes est mis à l’honneur dans la composition qui donne son titre à l’album, « More Than A Change », relayé ensuite par le piano acoustique et la voix d’Hila Kulik. L’atmosphère qui se dégage de cette pièce est tout à la fois feutrée et attendrissante. La notion de swing s’affirme habilement dans « Kulikvium » avec un saxophone velouté et dans « Are You Too Barnoy », magnifié par le piano. « Flower », au parfum intimiste, a la particularité d’être interprété en solo par Hila Kulik, ce qui procure une pause, et « Captain D » nous enthousiasme avec le solo de flûte d’Itai Kriss. Avec son premier album, Hila Kulik démontre sa capacité à opter pour un pluralisme musical courageux.

Petera Sextet feat. Mateusz Smoczyński Władza Algorytmów - Audio Cave

La Pologne a une longue tradition de jazzmen depuis plus d’un siècle. Ady Rosner, surnommé l’Armstrong polonais, Krzysztof Komeda et son groupe Melomani, Adam Makowicz, Tomasz Stańko et de nombreux autres musiciens ont enrichi l’histoire musicale de leur pays avec inventivité.

Dariusz Petera est fasciné par les algorithmes et la rapidité avec laquelle les technologies modernes évoluent. L’avenir et ses incertitudes ont conduit ce pianiste à s’interroger sur le lien entre la surstimulation due au flot d’informations et la concentration mémorielle. Władza Algorytmów fait naître une dialectique où science et musique sont intimement liées. Le Fender Rhodes, en l’occurrence le modèle Mark I, apparait teinté d’une coloration hypnotique saisissante dans « Crowd Pleaser ». Mateusz Smoczyński, invité de marque, apporte une profondeur d’âme fructueuse avec son violon et chacune de ses interventions étonne par l’inventivité musicale qu’il déploie. Ce violoniste fait honneur à ses prédécesseurs polonais, Zbigniew Seifert et Michał Urbaniak, ainsi qu’à l’histoire de son pays par le biais d’Henryk Wieniawski, compositeur et violoniste renommé du XIXe siècle. Les parfums des musiques d’Europe de l’Est surgissent au détour de phrasés, dans l’expérimental « Phase Shifting » habité par des séquences répétitives de même que dans le très dépouillé « I Need My Space » où la trompette d’ Emil Miszk s’unit au vibraphone de Krzysztof Szmańda. « Mind Wandering » est une pièce importante de ce disque : le rythme obsédant accolé aux cordes neurasthéniques rappelle le violoniste britannique David Cross, acteur majeur de la période inventive des mid-seventies au sein de King Crimson.

La pochette de Władza Algorytmów représente un QR-code édifiant qui invite à se plonger dans un labyrinthe sonore loin de tout hermétisme. L’improvisation collective règne en maîtresse, comme dans le sensationnel « Attention Span ».