Lorsqu’on entame un nouvel album, avec un Healing Orchestra étoffé d’une figure du jazz européen comme Sylvain Kassap par « Article 35 de l’an I », soit la décision la plus révolutionnaire de la Constitution de 1793 [1], on se range sans discussion dans un jazz de combat. Alors que le saxophone ténor de Jean-François Petitjean, portant en lui les fièvres d’un Julius Hemphill, fait entrer l’ensemble des treize musiciens du Healing dans la mêlée, le pianiste Paul Wacrenier, meneur de troupe qui laisse la place au collectif, prend le relais. Pour ordonner, pense-t-on ? On n’ordonne pas un orchestre comme le Healing Orchestra, on le guide à la grande rigueur… Et son jeu percussif ne fait qu’ajouter de l’entropie à une meute de soufflants joyeux et lyriques : les deux trompettes de Leo Jeannet et Xavier Bornens entonnent les lendemains qui chantent, le baryton de Jon Vicuna découpe le temps avec la batterie de Benoist Raffin, la flûtiste Fanny Ménégoz est insaisissable de liberté.
Ménégoz, membre par ailleurs du Surnatural Orchestra et de l’ONJ version Dracula, se découvre chanteuse plus loin sur « Spirit of Mal », une œuvre plus douce, où Wacrenier va chercher dans les émotions quelques hommages aux maîtres. Il y en aura d’autres : tout au long de ce double album pensé comme deux faces de vinyles, on croise les figures mingussiennes, nécessaires (« Battling Soul of C.M »), mais aussi un formidable clin d’œil au Liberation Music Orchestra (« L’Estaca », joyeux et grave) ou à d’autres figures comme Gato Barbieri ou Roswell Rudd Free Jazz For People n’est pas une célébration compassée et nostalgique, c’est un rassemblement des forces pour mieux envisager le futur. Une manière de se compter, l’instant décisif de toutes luttes. Lorsque sur « Confluences », Sylvain Kassap, qui dirige ce morceau, souligne un travail rythmique d’équilibriste (Wacrenier au vibraphone), l’orchestre cherche clairement d’autres directions et ne s’en tient pas à de simples constats historiques : la trompette de Xavier Bornens qui clôt une montée d’intensité braxtonienne est là pour le prouver : il y a toujours un besoin de chercher de nouvelles voies ensemble, de chevaucher le chaos.
Paul Wacrenier est proche de Yoram Rosilio, et sort Free Jazz For People sur son label Le Fondeur de Son. Les deux musiciens partagent indubitablement une lecture très politique de leur musique, et ce présent disque est un manifeste , une volonté de rassembler. Le disque s’appelle Free Jazz For People. Il aurait pu s’appeler Jazz For Free People et s’offrir tout le luxe de la Liberté. Il s’agit de repartir à la base, de reposer des fondamentaux pour mieux repartir à l’assaut. C’est sensible dans la « Fraternity Suite » qui clôt la Face B, avec notamment une très belle prise de parole de la violoniste Sarah Colomb (à suivre de très près) sur « Fraternity is ». Il y a une joie du collectif dans cette suite qui est immédiatement sensible, une musique qui est faite pour galvaniser et préparer aux heurts et se range sans hésiter sous la bannière de Carla Bley. Paul Wacrenier et son Healing Orchestra tapent fort pour ce début d’année 2022. En cette période de marasme, c’est exactement ce dont nous avions besoin.