Sur la platine

Qui sème Ho Bynum récolte The Temp

Un trompettiste, un orchestre académique et un oratorio, c’est The Temp.


Quelques semaines après que nous avions évoqué les liens de plus en plus intriqués entre le jazz et l’opéra, voici que le trompettiste Taylor Ho Bynum propose, en téléchargement gratuit puisque joué par un orchestre académique américain, un oratorio en quatre mouvements, The Temp.
La pièce jouée par un orchestre de jeunes, le Dartmouth College Orchestra, peut être considérée comme un exemple parfait de ce que le jazz et la musique improvisée peuvent investir désormais dans le chant de la poésie et des mots, lorsque l’orchestration impeccable et la direction précise suivent une écriture qui a déjà fait ses preuves. Un enregistrement qui, nous pouvons déjà l’affirmer, fera date.

Taylor Ho Bynum ne joue pas de trompette sur The Temp ; il dirige. C’est depuis longtemps une des plus belles cordes de son arc : il a déjà à maintes reprises été chef d’orchestre pour Braxton (la fameuse composition 19 pour 100 tubas), ou pour Ingrid Laubrock. Avec le Tricentric Orchestra, il avait également dirigé trois pièces, dont son Questions of Transfiguration, dont on retrouve ici quelques ingrédients, notamment dans l’alchimie entre les vents et les voix, travaillées comme une pâte commune, malaxée avec douceur. Quelques habitués aussi, à commencer par le tromboniste basse Bill Lowe, qui est de tous les orchestres de Bynum depuis des années. Des compagnons de la Tricentric Fundation sont également là, naturellement. C’est ainsi qu’on se plaît à retrouver la violoniste Erika Dicker et l’incontournable vocaliste Kyoko Kitamura qui incarne la Tempête ; comment pourrait-on mieux le décrire ?

Le livret de Matthea Harvey, poétesse américaine contemporaine célébrée, s’inspire en effet de La Tempête de Shakespeare, où la sorcellerie et le jeu avec les éléments s’en seraient pris aussi aux mots, les transformant en jeu de piste allusifs et élusifs. The Temp commence d’ailleurs dans la tourmente : la batterie de Tomas Fujiwara fait tonner l’orage alors que le saxophone alto de Jim Hobbs fait souffler l’ouragan. Il faudra l’intervention de Kitamura pour ramener un calme très coloré où l’orchestre alterne entre parties assez classiques et enlevées et un brouillard de cordes où l’on retrouve l’influence de Braxton et de son cycle opératique Trillium. On approche beaucoup de climats changeants dans cette œuvre, entre doute, trahison et euphorie, tout comme dans la pièce originelle.

Mais Taylor Ho Bynum mène sa propre barque, avec une clarté et une liberté qui n’étonneront pas ceux qui ont suivi ses récentes productions, et notamment son remarquable 9-tette. On y retrouve également quelques touches, des dynamiques qu’on pourrait penser empruntées au rock ou à tout prendre à des musicals américains dans le second mouvement, mais surtout à une joie tonique, impétueuse, espiègle qui emplit toute la pièce de couleur. The Temp est une œuvre aboutie et pleine de surprises qui révèle par ailleurs quelques solistes remarquables parmi les élèves de Dartmouth. Certains s’étonneront que Bynum fasse appel à un orchestre de jeunes pour jouer sa pièce. Ils auront grand tort. Le compositeur s’installe dans un rôle de passeur, mais aussi s’appuie avec confiance sur l’excellence académique des États-Unis en matière de musique, en témoignera également Lookin’ Forward, autre disque à libre disposition où Taylor Ho Bynum dirige l’orchestre sur ses propres titres, ceux de Mary Halvorson (« Away With You ») ou encore des classiques de Don Ellis. The Temp est un jalon qui fera date dans la discographie de Taylor Ho Bynum ; il serait fou de laisser passer La Tempête