Tribune

Sans tambour ni trompette, certes. Mais avec panache !

Martial Solal : Petit point sur la question du trio « Sans tambour ni trompette »


Tous les fans de Martial Solal vous le diront : Sans tambour ni trompette est un moment à part dans la discographie du pianiste. A part et, en même temps, à placer dans le haut du tableau d’une œuvre qui ne manque pourtant pas de pièces de choix. Les raisons de cette réussite sont multiples : trio sans batterie, deux contrebasses qui interagissent en permanence et quatre compositions originales maintiennent le disque dans une brûlante modernité.

Dans l’histoire du jazz, le trio de piano canonique se joue avec une batterie et une contrebasse. Question de dynamique et d’équilibre des timbres, un nombre incalculable de disques ont été - et sont encore - enregistrés ainsi. Martial Solal lui-même, adepte accompli de cette configuration, n’a jamais cherché volontairement des alliances nouvelles, se contentant de sublimer celles déjà existantes (sa discographie compte de belles réussites en la matière : au côté de Daniel Humair et Guy Pedersen jusqu’aux frères Moutin) .

C’est donc un concours de circonstances (qu’il remporte haut la main !) qui préside à la constitution de cette formation atypique où une seconde basse remplace la batterie. Il le racontait à Citizen Jazz en 2001 : “C’est principalement dû au hasard. J’avais un concert à donner en trio à Budapest vers 1968 - je m’en souviens très bien - et au dernier moment, le batteur qui devait être Daniel Humair n’a pas pu venir. Alors j’ai eu cette idée de remplacer le batteur par une autre contrebasse. J’ai donc emmené deux contrebassistes, Gilbert Rovère et Jean-François Jenny-Clark, qui avaient fait partie de mes trios successifs, et connaissaient donc les répertoires. On a donné ce concert à Budapest qui a été très intéressant et j’ai suivi l’idée. J’ai donc composé des morceaux spécifiques pour la formule à deux basses, alors que le concert à Budapest ne faisait référence qu’à d’anciennes compositions. Il a fallu que je recherche des choses complètement nouvelles et différentes qui s’adaptaient bien aux deux contrebasses.”

Car il ne s’agit pas de pallier à l’absence de l’instrument percussif en doublant des lignes de basses pour donner la puissance au son d’ensemble. Martial Solal est un musicien trop fin et trop malin pour cela et n’en déplaise aux grands batteurs qui l’ont accompagné, Sans tambour ni trompette se suffit pleinement à lui-même. Mieux ! cette formation permet de proposer une triangulation nouvelle. Gilles Rovère [1] et Jean-François Jenny-Clark sont complémentaires et, pour tout dire, constituent même un duo au sein de ce trio. Le premier par son attaque ronde et ferme est une assise solide sur laquelle s’appuyer, ancré dans une position classique et efficace de sideman. Le second, pas toujours mais souvent à l’archet, dévie, joue de dissonances et conduit le trio dans une modernité jazzistique qui emprunte à la musique contemporaine.

le goût pour une forme de classicisme est notable

Cette équilibre entre tradition et audace dessine comme une supra-contrebasse et constitue, à coup sûr, une des clés de la réussite du disque.

Outre la configuration orchestrale, le goût pour une forme de classicisme est notable. Tout relatif cependant comme on peut s’en douter. Au début des années 70, le rock devient l’alpha et l’oméga des musiques populaires, le jazz n’a plus le vent en poupe. D’autant plus qu’une partie de la communauté des musiciens s’égarent parfois dans un free jazz qui, certes, sert d’exutoire dans un contexte post-soixante-huit où l’expression d’une énergie nouvelle est recherchée mais ne correspond pas au caractère de Martial Solal. Il a 43 ans, il est un musicien confirmé, à l’esthétique affirmée. Il goûte peu ces audaces libertaires jugées trop foutraques. Lui, préfère jongler avec l’existant et prolonger ainsi l’histoire d’une musique qu’il juge belle et suffisante en potentialités à explorer.

De fait, le répertoire est riche d’échos directs ou indirects à la musique afro-américaine. Très rythmique (ce qui permet au passage, et au risque de se répéter, de se passer d’un complément de batterie), certains des riffs amorcés en pompe ne dépareilleraient pas dans un orchestre de Count Basie. Ajoutez, en effet, une section de cuivres et le tour est joué : vous avez un big band sous les dix doigts du pianiste. Avec l’humour qui est le sien, Solal place également des clins d’œil à deux grands musiciens. Une fois l’introduction passée, la basse qui amorce le titre de “Unisson” renvoie au titre “Misterioso” de Thelonious Monk tandis que celle qui prend le relais, après que le piano a posé la rythmique, est une paraphrase brève et drolatique de “Caravan” de Duke Ellington. [2]

un Solal dans la parfaite maîtrise de sa pratique de compositeur

Le disque ne se limite cependant pas à une copie réussie des pratiques musicales d’outre-Atlantique. Tant s’en faut. Son jeu et son écriture sont uniques et personnels. Que dire, par exemple, qui n’ait été dit sur la technique pianistique de Martial Solal ? Sa précision lui permet des nuances nombreuses et des effets de profondeur. L’élargissement du spectre sonore entre des basses profondes et des aigus enchanteurs, sa capacité d’invention, font merveille durant tout l’enregistrement. Les solos, toniques et toujours virtuoses, évoquant Art Tatum, sont gorgés de swing et d’audaces harmoniques. Ils s’imbriquent avec force dans l’entrelacs que lui tissent les contrepoints de ses partenaires qui ne cessent de le relancer. L’entente est on ne peut plus cordiale, voire télépathique, le son collectif est organique malgré une partition qui ne souffre aucun écart et balise le terrain avec une efficacité millimétrée.

En la matière les quatre pièces qui constituent le disque en valent bien des dizaines. Enjouées, bondissantes, elles présentent un Solal dans la parfaite maîtrise de sa pratique de compositeur. Les couleurs harmoniques ne cherchent jamais le pathos, préférant explorer des idées avec une cérébralité qui n’est jamais aride puisque toujours ludique, glissant d’une étape à l’autre avec grâce. La dramaturgie s’appuie sur les éclairages changeants des voix dominantes et crée ainsi des effets de contrastes soudains, générateurs de tensions stimulantes. On ne s’ennuie jamais dans cette gymnastique de l’écoute à laquelle on est convié.

Enfin, en circulant avec vélocité de l’écrit à l’improvisé, à des endroits moins convenus que dans l’alternance parfois artificielle entre thème et improvisation, Solal élargit les fonctions de ces pratiques, sans les opposer mais en les combinant. L’articulation de ces deux usages qu’on ne parvient pas toujours à distinguer ajoute des effets supplémentaires à la dynamique des morceaux et permet de vivre l’écoute, même gravée sur disque voici cinquante ans, sur le fil d’un présent brûlant et hors du temps

Une entente parfaite entre trois musiciens, un ancrage dans une histoire qu’il finit par dépasser, un jeu flamboyant basé sur un swing abstrait et sensible, un équilibre novateur entre écriture et partie libre font de ce disque finalement assez bref (moins de 34 minutes) un chef d’œuvre d’intelligence et d’humour qui défie les années et place définitivement Solal au côté des grands créateurs du XXe siècle.

par Nicolas Dourlhès // Publié le 8 novembre 2020

[1Partenaire régulier de Solal, Rovère a joué avec Duke Ellington, Sonny Rollins, Max Roach pour ne citer que quelques uns des musiciens qu’il a accompagné.

[2On en trouvera une autre, plus tôt, dans “Accalmie” encore plus diaphane un peu avant quatre minutes.