Chronique

Satoko Fujii & Joe Fonda

Thread of Light

Satoko Fujii (p), Joe Fonda (b, fl)

Label / Distribution : Fundacja Słuchaj

On connaît le talent de Satoko Fujii pour l’exercice pourtant très balisé du solo de piano ; récemment, elle a pu le déconstruire et offrir, pendant les différentes périodes de confinement, une œuvre prolixe et très contemplative enregistrée dans son logement à Kobe. Le jeu de la pianiste nous est désormais familier, son approche sensible des éléments qu’elle n’essaie pas de dompter, mais au contraire avec lesquels elle sait faire corps jusqu’à la submersion, à l’image de ce « Reflexion » où les basses du piano bondissent en écho, comme une gigantesque faille. Mais dans Thread of Light, paru sur le beau label polonais Fundacja Słuchaj, Fujii n’est pas seule, et c’est la contrebasse si élégante de Joe Fonda qui lui répond. Dans le tunnel de « Reflection », c’est souvent d’un archet profond et ample qu’il entame la conversation ; avec « Haru », Fonda continue de discuter avec un piano préparé aux facettes multiples : une complicité entre les improvisateurs que nous avions déjà pu constater dans 4, avec Natsuki Tamura.

Pourtant, Fujii et Fonda ne jouent pas stricto sensu ensemble. Ils ne sont pas dans la même temporalité mais, comme dans le magnifique « Between Blue Sky and Cold Water » où le piano semble se faufiler comme un vent d’été sous l’écorce puissante de la contrebasse, c’est bien Fonda qui joue avec la musique de la pianiste. Plus loin, avec « Sekirei » et ce piano qui dévale un petit torrent à fleur de rocher, on comprend le fonctionnement du duo, fait de retour et de dialogue différé, né d’une discussion à distance entre ces amis durant les quarantaines. Depuis longtemps, Joe Fonda portait un intérêt appuyé au travail soliste de Satoko Fujii. L’artiste nippone a envoyé des enregistrements à l’Étasunien qui a improvisé dessus, mais le chemin s’est fait également dans l’autre sens, créant une virtualité inscrite durablement dans le réel, fondée par une écoute profonde et mutuelle. C’est ainsi qu’on retrouve le léger « Winter Sunshine », déjà présent sur Step on Thin Ice, que Fonda laisse entièrement à la pianiste. A l’inverse, le court « My Song » est l’occasion pour Fonda de faire parler ce son unique qui le caractérise.

Avec Thread of Light, on assiste à un work in progress qui aurait abouti à l’instant même où la musique se lance sur son support, non sans une certaine magie. Joe Fonda, que l’on a pu entendre il y a peu avec ses compagnons du quartet OGJB, trouve avec Satoko Fujii un mode de création qu’il avait pu déjà expérimenter avec l’altiste Judith Insell ou dans le beau Duets avec Braxton en 1995. Non que les habitudes ne soient prises avec la pianiste : on avait déjà eu l’occasion de les entendre en duo en 2018 avec Mizu, mais ce dernier était plus coloré, plus explosif. Thread of Light se pare de nuit. Pas de noirceur ou de ténèbres, mais d’un clair-obscur omniprésent, très travaillé et foncièrement poétique, comme sur « Wind Sound » où Joe Fonda troque la contrebasse pour la flûte, que Fujii enserre dans ses basses comme une brume persistante. La lumière est rare, mais elle réchauffe l’âme dans cet album d’une douceur incomparable, qui s’inscrit dès maintenant parmi les disques qui compteront lorsqu’on songera à 2022 et à la création en période pandémique.

par Franpi Barriaux // Publié le 18 septembre 2022
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