Tribune

Gunther Schuller (1925-2015)

Gunther Schuller a quitté le monde de la musique, mais son troisième courant a toujours un débit extraordinaire.


Il y a une sombre ironie à considérer que le monde de la musique a perdu en moins de deux semaines Ornette Coleman et Gunther Schuller. De la musique tout entière, et pas seulement du jazz. Ils auront trop fait pour défier ces carcans sans qu’on les y cloître à nouveau. Les courants qu’ils ont représentés, Free pour l’un, Third Stream pour l’autre, sont devenus des mot-valises cloisonnants. Les deux musiciens n’ont pourtant eu de cesse de démontrer que ces deux paradigmes sont plus intimement entrelacés qu’il n’y paraît.

Le rapport entre les deux ne sautera pas aux yeux de ceux qui verront chez Gunther Schuller l’élégant chef d’orchestre et corniste du Modern Jazz Quartet et chez Coleman le briseur de conventions. Il est pourtant indéniable et se manifeste, au-delà de leur discographie commune, dans une quête éperdue de l’atonalité par des chemins différents, qui se sont croisés au dessus de l’Atlantique durant tout le XXe siècle. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’on retrouve « Variant of A Theme of Thelonious Monk », écrit par Schuller, sur Beauty is a Rare Thing de Coleman.

La vie même de Gunther Schuller est un balancement entre les continents puisqu’il naît à New York en 1925 mais que ses parents, des exilés allemands [1], l’envoient dans les années 30 parfaire son éducation en Allemagne, qu’il fuira en même temps que ne nazisme à l’âge 11 ans.

Son œuvre, elle, est comme la fluorescéine, ce traceur qui permet de déterminer les courants et les fuites dans les cloisons poreuses. Lorsqu’en 1957 il lance l’expression Third Stream, troisième courant censé faire la jonction entre la musique écrite occidentale et le jazz, il ne théorise et ne démontre qu’un fait déjà acquis : les limites et les barrières sont celles qu’on s’impose. Il ne tardera pas, avec des musiciens comme Eric Dolphy, Charles Mingus, Jimmy Giuffre et Scott LaFaro, mais surtout avec le pianiste John Lewis (John Lewis presents Jazz Abstractions, 1960) à révéler ce qui ne s’avouait guère à l’époque. Son père lui-même fit une attaque lorsqu’il lui dit que la musique de Duke Ellington valait celle de Mozart  !

La réalité est pourtant là, toute crue : Scott Joplin était épris de Debussy, ce que Schuller souligna brillamment dans son travail avec le New England Conservatory Ragtime Ensemble (The Art of Scott Joplin), Brubeck fut l’élève de Darius Milhaud. Stravinsky et Bernstein ont laissé leurs partitions s’enivrer du jazz de leur époque, les compositeurs contemporains avaient de plus en plus recours à l’improvisation et à l’aléatoire. Pourquoi dès lors ne pas donner à « Round Midnight » des allures sérielles, tel Lee Konitz sur le très « Third Stream » An Image ? Toutes ces affirmations sont désormais des truismes communément admis. C’est Schuller qui a projeté sur eux une lumière crue, notamment avec Brandeis Jazz Festival, disque fondateur sur lequel il conduit l’orchestre de Gil Evans. Paradoxe d’un homme de l’ombre.

La rencontre avec John Lewis demeure le tournant de sa carrière. En effet, c’est grâce à ce pianiste raffiné qu’il participe - au cor d’harmonie - aux dernières sessions de The Birth of the Cool de Miles Davis. C’est aussi avec lui qu’il crée, dès les années 60, un département Third Stream à Boston, au New England Conservatory, où Ran Blake fut enseignant (et certainement un de ses fidèles). À compter de cette date, Schuller se consacrera principalement à l’écriture. Auteur de plus de 200 partitions et de nombreux ouvrages théoriques, titulaire de prestigieuses distinctions (Prix Pulitzer en 1994, entre autres), chef d’orchestre prisé lorsqu’il s’agit de jouer les œuvres de Stravinsky, Schoenberg ou Berg, il aura ouvert la voie à de nombreux créateurs. Citons, parmi tant d’autres, Anthony Braxton, qui s’emparera de cette articulation de langages faussement antagonistes dès Three Compositions of New Jazz, son premier album en leader. Braxton signera surtout, avec Ran Blake, un très symbolique Memory of Vienna. Mais ils sont pléthore, de Mike Westbrook à Frank Zappa à pouvoir se réclamer, même sans le citer, de ce troisième courant indocile longtemps considéré comme une utopie. Il y a toujours des gens pour nier l’évidence.

par Franpi Barriaux // Publié le 29 juin 2015

[1Son père était violoniste à l’Orchestre Philharmonique de New York, ce même orchestre qu’il rejoindra plus tard au cor d’harmonie, instrument dont il fut un des virtuoses.