Chronique

Soft Machine

Switzerland 1974

Karl Jenkins (ss, p, kb), Mike Ratledge (org, synth), Allan Holdsworth (g, voc), Roy Babbington (elb), John Marshall (dms, perc).

Label / Distribution : Cuneiform Records/Orkhêstra

Neuvième pièce à conviction versée par Cuneiform Records [1] au dossier déjà bien fourni de Soft Machine, Switzerland 1974 se présente sous la forme d’un CD doublé d’un DVD, comme ce fut déjà le cas pour la publication de NDR Jazz Workshop, concert enregistré à Hambourg au printemps 1973.

Loin de l’esthétique psychédélico-dadaïste des origines, Soft Machine ne comptait alors plus dans ses rangs qu’un seul des membres fondateurs, l’énigmatique Mike Ratledge aux claviers, et avait peu à peu abandonné son idiome bariolé au profit – au détriment, diront les nostalgiques – d’un jazz rock de haute volée, proche de la fusion, mais toujours représentatif par essence de ce qu’on nomme l’École de Canterbury [2].

En 1974, le groupe était à l’affiche du Festival de Jazz de Montreux, qu’il partageait avec la fine fleur jazz rock de l’époque, notamment Billy Cobham, Larry Corryell et le Mahavishnu Orchestra de John McLaughlin. Soft Machine se présentait dans une formule qui sera aussi celle de son huitième album, enregistré quelques semaines plus tard, Bundles. Le guitariste Allan Holdsworth renforçait pour un temps l’équipe déjà en place sur Seven en 1973 : outre Mike Ratledge, Karl Jenkins (saxophone, hautbois et claviers), John Marshall (batterie) et Roy Babbington (basse). On notera pour l’anecdote que Ratledge se trouvait désormais cerné par un quatuor dont tous les membres étaient passés par Nucleus, autre formation anglaise de renom. Pour en finir avec ce rappel historique, il faut se rappeler que Mike Ratledge quittera Soft Machine l’année suivante, laissant Karl Jenkins piloter un navire qui cabotera quelque temps [3] avant de terminer sa course dans les années 80, puis de ressusciter à l’instigation d’anciens membres sous le nom de Soft Machine Legacy dans les années 2000. Fin d’une longue histoire.

Switzerland 1974 est une archive précieuse non seulement parce qu’elle renvoie à une époque déjà lointaine mais ô combien fertile (à laquelle la captation vidéo rend justice - elle comblera les amoureux du groupe), mais aussi parce qu’elle fournit une des rares occasions d’entendre et de voir Holdsworth sur scène avec Soft Machine avant qu’il ne parte explorer d’autres horizons. En effet, il rejoindra très vite le Lifetime de Tony Williams, puis Gong et UK – pour se forger une réputation jamais démentie depuis, à la fois comme compositeur, instrumentiste et improvisateur.

A l’exception de brèves incursions dans les trois albums précédents (5, Six, Seven), le répertoire joué en ce 4 juillet 1974 durant une heure est pour l’essentiel tiré de Bundles, à commencer par « Hazard Profile », longue composition dont le premier mouvement est scandé par un riff de guitare nerveux à souhait. Un peu comme une empreinte dont Holdsworth aurait voulu marquer le groupe avant de démontrer une virtuosité qui ne tombe pas dans le piège de la froideur clinique, d’autant qu’il est stimulé par une paire Marshall / Babbington en grande forme. A l’opposé, la « Toccatina », deuxième mouvement de la suite, semble surgir des rêves de Karl Jenkins, qui pose son saxophone soprano pour s’installer au piano : cette courte séquence romantique offre un contraste saisissant avec l’urgence qui précède.

Décidément, en cet été 1974 quelque chose a changé au pays de Soft Machine ; d’autres couleurs se font jour et, quarante ans plus tard, les débats sur sa fidélité à son langage natif semblent bien désuets. La Machine n’était pas molle mais mouvante ; elle épousait de nouvelles formes, en apparence plus classiques, mais nourries d’une indéniable énergie. Ce que prouve par exemple le duo engagé par Jenkins et Ratledge (derrière son Lowrey organ au son nasillard si singulier), pendant le quatrième mouvement de « Hazard Profile. » Plus tard, Holdsworth, encore lui, deviendra vocaliste le temps du bien nommé « The Floating World », où le clavier de Ratledge croise ses notes cristallines avec le métallophone de Marshall. La puissance de frappe de Soft Machine ne se dément pas avec « Land Of The Bag Snake », signé Allan Holdsworth, qui démontre une fois de plus de toute sa verve lyrique.

Ce concert est propice à l’éclosion de quelques moments de bravoure : le solo de Roy Babbington, qui endosse d’abord le costume de contrebassiste tranquille avant de jouer saturé comme un guitar hero, aidé en cela par les sorcelleries synthétiques de Ratledge - Hugh Hopper et son fuzz ne sont pas très loin. Jenkins ensuite, magistral au soprano sur « Peff » ou Marshall, multiplicateur de couleurs sur « LBO ». Switzerland 1974 réserve aussi de beaux instants d’improvisation collective ou d’échanges ludiques (Ratledge et Marshall sur « Joint »). Le temps passe trop vite ce soir-là et le public en redemande : Soft Machine revient pour un rappel en deux temps conclu par « Penny Hitch », seul emprunt à l’album Seven et ultime occasion de briller pour Holdsworth.

Ceux que nous avons déjà baptisés Mollomécaniciens se réjouiront certainement de l’exhumation de ce concert enflammé. Sa concision, liée à sa brièveté, ne fait qu’ajouter à la force qui se dégage aujourd’hui encore d’une musique restée bien vivante. De plus, Switzerland 1974 met en lumière les qualités de Bundles, album qui mérite beaucoup mieux que l’accueil mitigé qu’il reçut à l’époque (1975).

par Denis Desassis // Publié le 27 avril 2015
P.-S. :

[1Les précédentes archives couvrent la période 1967-1974 et ont pour titres : Spaced (1996), Virtually (1998), Noisette (2000), Backwards (2002), Live in Paris 1972 (2004), Grides (2006), Middle Earth Masters (2006), NDR Jazz Workshop - Hamburg, Germany 1973 (2010).

[2En référence à l’université dont provenaient les musiciens à l’origine de ce courant musical.

[3Des albums peu convaincants comme Softs ou Land Of Cockayne en témoignent.