Chronique

Toyozumi, Tan, Countryman, Yandsen

Voices of the Spirit

Sabu Toyozumi (dm), Simon Tan (b), Rick Countryman (as), Yong Yandsen (ts)

Label / Distribution : ChapChap Records

Au début de 2020, Rick Countryman retrouvait son mentor et ami, Sabu Toyozumi. Ce fut l’occasion de plusieurs concerts, le plus souvent avec Simon Tan, dont certains furent enregistrés. Celui qui fait l’objet de cet album s’est tenu au Tago Jazz Cafe de Cubao (Quezon City-Philippines) ; il est publié moins de quatre mois plus tard sur le mythique label japonais ChapChap, cornaqué par le militant des premières heures du free dans l’Archipel, et mélomane avisé, Takeo Suetomi. Ce dernier a en réserve de superbes trésors qu’il essaie de distiller au fil du temps en fonction de ses moyens, ce qui donne du poids à ses choix en faveur de pépites actuelles.
On retrouve ainsi dans cet enregistrement tout ce qui fait l’intérêt du trio canonique Toyozumi-Countryman-Tan, à savoir l’hypersensibilité rugueuse du sax, les percussions ensorcelantes et toujours surprenantes et une basse en pivot sûre d’elle-même, nullement impressionnée par les vertiges prodigués par les deux autres compagnons de route. Ils sont accompagnés cette fois par un musicien ne faisant pas partie de la bande, le ténor Yong Yandsen, venu de Malaisie et donc à peu près inconnu chez nous. L’arrivée de ce ténor déplace les équilibres en recentrant les voix vers les cuivres, ce qui conduit les deux autres à décaler leur jeu. D’autre part, cette puissance mélodique nouvelle vient défier le discours de l’alto et apporte un surcroît d’énergie à un trio qui n’en manquait pourtant pas, pour un free jazz qui bouscule tout sur son passage.
Quand l’alto tutoie les graves, quand le ténor siffle dans les suraigus, l’auditeur peut se sentir un peu perdu. Aux grondements de l’un répondent les enrouements de l’autre. Les phrasés entrent en interactions furieuses. De son côté, le maître des fûts n’a pas besoin d’être superlatif : l’à-propos de ses frappes, leur dynamique et le renouvellement des figures percussives le rendent omniprésent.
« Unity of Opposites » n’est que la suite de « Voices of the Spirit ». Il démarre par des phrases curieuses dont on ne peut clairement discerner l’origine : le ténor… ou l’archet. Les deux ! Un festival d’exploration des souffles, des sifflements, des claquements au ténor, qui se poursuit par un jeu d’esquisses époustouflant entre l’alto et la batterie, soutenu par une basse sombre, obsédante, et ponctué au ténor par des râles, des notes soutenues et éraillés. Ce dernier se décide à sortir du bois et l’incandescence collective fait son retour. Rick Countryman semble avoir franchi un cap, comme s’il avait trouvé le vent du grand large et filait à présent sans entrave. Un duo ténor - batterie, une batterie en solo, un duo alto - batterie, Sabu Toyozumi est partout, impérial.
Les figures, les matières, les inventions s’exacerbent aux sax. Yong Yandsen convoque Kaoru Abe et Evan Parker. Sabu Toyozumi nous prend à contrepied en faisant musique d’un discours à trous. Simon Tan s’émancipe de tout accompagnement. Rick Countryman se libère de toutes attaches et défie la pesanteur. Dans cette troisième pièce, « Cosmic Breath », le groupe nous propulse littéralement dans une atmosphère orgiaque.

Le plaisir de retrouver le sorcier Sabu ? L’effet catalytique de Yong Yandsen ? L’émancipation affirmée de Simon Tan ? L’aile du papillon de l’autre côté de la planète, disons en Lozère ? Toujours est-il que cette convergence fait voler haut la créativité et l’expressivité du discours de Rick Countryman.

Cet album est un jaillissement permanent, un geyser à haute fréquence. Peut-être cette formule du trio canonique augmenté d’un invité fortement catalyseur est-elle porteuse de nouveaux émerveillements. Si cette idée séduit le trio, d’autres trésors seront à découvrir.

par Guy Sitruk // Publié le 19 avril 2020
P.-S. :

Pour information, la cinquième personne sur la gauche de la couverture n’est pas un musicien mais l’ingénieur du son, Alvin Cornista.
L’album est disponible sur Bandcamp
On pourra relire la seconde partie de l’entretien avec Rick Countryman, celle où il parle de Sabu Toyozumi
Enfin,un peu de musique avec la dernière piste, « Cosmic Breath »