Sur la platine

Sabu Toyozumi, pulsation philippine

Sabu Toyozumi, membre de l’AACM, continue ses aventures avec Rick Countryman et Simon Tan.


Figure à la fois de la musique improvisée radicale nipponne née dans les années 70 sur les ruines fumantes de la contestation sociale au Japon, et du Free Jazz étasunien tel qu’il se développait à Chicago avec l’AACM, le batteur Sabu Toyozumi est de ces musiciens cruciaux qu’il est plus aisé de ranger dans des coins reculés de la mémoire. Pourtant, avec Paul Rutherford comme avec Peter Brötzmann ou Itaru Oki, il reste l’un des rythmiciens les plus importants de sa génération, témoin son statut de membre de l’AACM dont il est l’un des rares non afro-américains à pouvoir se targuer ; son album mythique de 1974, Message to Chicago, n’y est sans doute pas étranger. On le retrouve depuis quelques années avec le saxophoniste Rick Countryman, installé aux Philippines. Une rencontre marquée par l’évidence.

Rick Countryman aussi est un amateur des itinéraires bis. Musicien prolixe, on l’avait rencontré il y a quelques années sur le label Improvising Beings, avec une musique où se croisaient des fantômes et des réprouvés, de Coltrane à Sonny Simmons. Sur Sol Abstractions, qui reluque également vers les tsunami émotionnels de la musique d’Albert Ayler, les deux musiciens sont seuls, comme en face-à-face. Le saxophone alto de Countryman se fait souvent hyperbolique, se lance à corps perdu dans une lutte pied à pied face à une batterie où les peaux soulignent une certaine vivacité. Sabu Toyozumi cogne dru, mais sans se laisser aller à la rage. Sur « Broken Art », il y a même une volonté d’effacement progressif, comme pour mieux laisser la narration à Countryman, ne s’offrant que quelques échauffourées qui ravivent une tension de chaque instant. Les notes de pochette évoquent la rencontre entre Coltrane et Rashied Ali. On ne peut qu’y songer, même si d’autres influences, plus marquées par la musique improvisée des décennies suivantes, sont clairement à l’œuvre.

Sur le récent et assez court Turtle Bird, on retrouve en surplus du duo le bassiste Simon Tan, musicien philippin très proche de Countryman. La rencontre avec Toyozumi n’est pas nouvelle, elle est même devenue assez courante après le joli My Last Position paru l’année dernière. Le rôle de Tan, très strict dans son jeu, est de permettre au saxophoniste et au percussionniste de trouver un canevas commun, sans heurts. Bien sûr, « Moments Within » est un flux paroxystique, mais globalement la présence de Tan permet de mieux canaliser la puissance de feu des deux improvisateurs, à l’instar de « Death of Clouds ».

On est, avec Toyozumi et Countryman, dans une approche tangentielle qui a sa propre façon d’aborder l’improvisation et la tradition. Il n’est sans doute pas anodin que tout ceci ait lieu aux Philippines, l’un des angles morts du jazz mondial, toujours troublé par le regard strictement occidental. L’occasion de s’y pencher pleinement.