Chronique

Trois disques du label Carton

OK, Linnake, Irène

Sébastien Brun (dms, keyb), Julien Desprez (g), Jeanne Added (b, voc), Jérémie Piazza (dms), Guillaume Magne (g, voc), Yoann Durant (saxs), Clément Edouard (Saxs, Elec)

Label / Distribution : Carton

Les trois EPs sortis simultanément sur le nouveau Label Carton pourraient nous renvoyer violemment aux décennies du rock fougueux et triomphant, lorsqu’avec l’énergie des moyens du bord, on bâtissait des empires distordus à faire tomber les murs du son. Dans leur emballage en carton recyclé mis à nu, à peine décoré de tampons oblitérant le « do it yourself » assumé de l’entreprise, ces CD noirs convoquent la nostalgie des ces vinyles sans plan de carrière qui s’échangeaient jalousement et à vil prix chez les disquaires dignes de ce nom.

La musique des groupes Carton (label géré par un certain Wladimir Kraft, drôle de pochade pour ces pochettes en papier brun...) est à l’image de leur design : urgente et directe, virulente et émaciée ; ce qui se projette hors de ces cartons-là puise dans l’énergie de musiques urbaines et acrimonieuses un langage régénéré et jubilatoire, tant par sa vigueur que par sa modernité. On nous promet deux séries parallèles : Bâton pour les envies de pop-rock qui peuvent démanger la jeune scène française, et Croix-Croix pour les musiques teintées d’improvisation, se mêlent dans un joyeux désordre.

C’est dans cette dernière catégorie que paraît aujourd’hui Irène, quartet issu du collectif Coax, vainqueur du Concours de Jazz à La Défense 2010 et mené par le saxophoniste Yoann Durant [1]. Le groupe propose en quatre morceaux ramassés des univers contrastés et montre qu’il sait admirablement utiliser l’espace. Si la pochette des disques Carton tient du bricolage, on ne saurait en dire autant de l’impeccable prise de son, qui rend grâce aux unissons de Durant et de son comparse Clément Edouard [2] mais aussi au jeu complexe et ravageur du batteur Sébastien Brun et de Julien Desprez (que l’on retrouve par ailleurs sur d’autres sorties du label). Ce guitariste, omniprésent ces temps-ci [3], peut tantôt empourprer « Bien sûr » sous un déluge électrique, tantôt contenir une rage tout en tension mélodiste quelques secondes plus tard, comme dans un même mouvement. On retrouve chez Irène une esthétique proche de celle défendue par le label montpelliérain Rude Awakening pour la volonté de capter l’énergie de musiques au confins du Métal pour les insérer dans une trame plus complexe.

La série « Bâton », elle, va droit au rock. Sa première livraison, OK, plaira aux amateurs des Who ou du Velvet Underground. Ce trio composé du chanteur et guitariste Guillaume Magne et des deux batteurs Sébastien Brun et Jérémie Piazza [4], nous emmène sur les routes sinueuses des grands espaces américains. Dans une sorte de brouillard sonore qui évoque Beck, la musique hésite sans cesse entre un folk fragile et les effusions bancales des deux batteries qui faussent les pistes du binaire.

C’est également à ce jeu que s’adonne Sébastien Brun - toujours lui ! - dans ce qui constitue la plus belle surprise de cette triple sortie. Au sein du trio Linnake le batteur retrouve sa comparse du Bruit du [Sign], la chanteuse Jeanne Added - qu’on découvre ici bassiste virulente - et encore Julien Desprez. Linnake signifie « forteresse » en finnois. Et il y a, en effet, de la force à revendre dans ce coup poing rageur qui vous surprend dès les premières notes par l’unité monolithique des trois instrument et la voix chauffée à blanc d’une Jeanne Added qui n’en finira jamais de nous surprendre par l’amplitude de son registre et son inébranlable intensité. Dans l’acidité punk de « Tell Me » ou la douceur faussement simpliste de « 17 » transparaît une volupté à fleur de peau qui trouve son exutoire dans une énergie livide et féconde à la fois. « Tell Me » à lui seul vaut tout les superlatifs liés à la découverte d’un tube en puissance ; cédons à la facilité : Linnake fait un Carton...

Ce n’est pas du jazz, bien sûr, entendra-t-on çà et là, et surtout ailleurs ; peut-être, mais l’ardeur avec laquelle ces musiciens animent, depuis des années, une certaine scène mérite toute notre attention. Une chose est sure ; Carton, ça déménage.

par Franpi Barriaux // Publié le 6 mai 2011

[1Membre de Rétroviseur, et du Collectif Coax.

[2Qui fait partie des Lunatic Toys.

[3On le retrouve chez DDJ, Contrabande, Radiation 10 ou Q.

[4Membre du collectif rouennais des Vibrants Défricheurs, qu’on a notamment pu apercevoir avec Syntax Error ou Papanosh, arrivé second au Concours Jazz à la Défense 2010.