Chronique

Evi Filippou

InEVItable

Evi Filippou (vib), Arne Braun (g), Eldar Tsalikov (cl, as), Felix Henkelhausen (b), Moritz Baumgärtner (dms) + Julius Gawlik (ts, cl), Jone Bolibar Núñez (cl, bcl), Lara Alarcón (voc), Katerina Fotinaki (g)

Label / Distribution : Boomslang Records

Inévitablement, entre Europe Centrale et Balkans, c’est à dire entre les deux poumons créatifs du continent, palpite le vibraphone d’Evi Filippou, jeune musicienne grecque installée en Allemagne. Nous l’avions interviewée il y a quelques mois, repérant en cette artiste un symbole de l’affranchissement des frontières et des genres ; le présent InEVItable, qui la présente avec un quintet international agrémenté de quelques invités, ne fait que confirmer des certitudes déjà acquises : qu’elle revisite des traditionnels de l’île de Corfou ou « L’Hymne au soleil » d’Angélique Ionatos avec l’appui de la batterie gourmande de Moritz Baumgärtner, Filippou s’amuse, c’est une évidence, et nous emmène dans son monde. Il est grec, bien sûr, et « Perdika Reloaded » que la vibraphoniste a écrit à partir d’un traditionnel ne dévie pas de cette voie.

Évidemment, la présence de plusieurs clarinettistes comme le talentueux mulitanchiste russe Eldar Tsalikov ou la jeune pensionnaire de l’opéra de Berlin Jone Bolibar Núñez offre une lecture dolphyenne que ne renierait pas l’ARFI, tant dans l’approche d’un folklore devenu imaginaire que dans cette gaîté revivifiante. Le talent de Filippou, c’est de se fondre dans son groupe. Elle pourrait s’offrir de longs solos virtuoses, elle préfère la dynamique collective qui ne dévie jamais de sa cible, même lorsque le guitariste finlandais Arne Braun s’émancipe çà et là. Certes, le vibraphone donne le climat de « Maria », belle composition en forme de valse solitaire, mais c’est bien la base rythmique de l’orchestre (remarquable Felix Henkelhausen à la contrebasse) qui structure un propos qui aime à chanceler, comme si l’ivresse venait en même temps que les soufflants et nous gagne, jusqu’à léviter.

Revisitées, les musiques tirées des Balkans par les musiciens d’InEVItable dressent un joli portrait de la vibraphoniste. C’est sans doute sur « Spa of Niš », tiré du célèbre « Niška Banja » serbe notamment chanté par Ljiljana Petrović Buttler, que l’orchestre atteint son sommet. Le thème, proposé par Filippou, est vite repris par des soufflants fanfarons et volontiers dissonants qui jouent comme un orchestre perdu dans l’Underground de Kusturicá, jusqu’à ce que la guitare, appuyée par Tsalikov, revienne mettre de l’ordre dans tout cela. Il y a une certaine euphorie à l’écoute de ce disque, ce que confirme « Ode to ALBB », joyeux gospel appréhendé comme une fête et qui évite tous les écueils. Le choix du label Boomslang du batteur Alfred Vogel permet cette liberté totale, enregistrée en studio à l’exception de deux morceaux captés en live dans ce lieu improbable que semble être le Zentrifuge à Berlin [1]. « I Milla », seule improvisation ici, permet d’apprécier la connexion entre Filippou et la voix de l’Argentine Lara Alarcón, dans un morceau plus nébuleux que Baumgärtner, déjà aperçu dans Tau 5, leste d’un drumming solide. Musicienne sans frontière, Evi Filippou a néanmoins des racines fortes. Elle sont la sève de cette musique pétillante et revigorante.

par Franpi Barriaux // Publié le 8 janvier 2023
P.-S. :

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