Chronique

Vincent Peirani

Jokers

Vincent Peirani (acc, cl, kb, perc, voc), Federico Casagrande (g), Ziv Ravitz (dms).

Label / Distribution : ACT

On ne va pas vous refaire ici le coup de l’accordéon qui s’est débarrassé de son costume de « piano à bretelles » fleurant bon la naphtaline parfum musette. Non qu’il y ait de quoi rougir à l’idée qu’on aurait une pensée pour Marcel Azzola ou Gus Viseur, loin de là, mais la page est tournée depuis belle lurette maintenant, l’instrument est sorti du cadre, il vit d’autres vies, un peu plus extravagantes - il faut bien le dire. C’est d’autant plus vrai que chez Vincent Peirani, l’idée d’un cross-over stylistique est ancrée depuis le temps de sa jeunesse et que ses rêves en jazz dérivent aussi très naturellement, sans questionnement inutile, vers des amours rock clairement revendiquées. On se souvient par exemple d’une déclaration faite au paradis de Led Zeppelin avec le quintet Living Being au temps de Night Walker.

Alors, quand on met au menu d’un disque nommé Jokers des noms tels que ceux de Marilyn Manson, Nine Inch Nails ou Bishop Briggs, on sait qu’on peut s’attendre à quelques haussements de sourcils face à ces nouvelles incartades, surtout que Peirani n’hésite pas à souligner le fait que sont logés dans un coin de sa tête quelques power trios plutôt chargés en électricité (Beck Bogert Appice ou Jimi Hendrix Experience…). Tout ceci n’interdisant pas la référence à une chanson de coloration plus « traditionnelle » (ainsi « Ninna Nanna », une évocation aux fragrances siciliennes signée Frederico Alagna, frère de Roberto).

En réalité, le meilleur conseil qu’on puisse donner est de suivre Vincent Peirani les yeux fermés (et les oreilles grandes ouvertes bien sûr), ce qu’il a d’ailleurs demandé lui-même à ses comparses Federico Casagrande et Ziv Ravitz, au départ un tantinet déroutés de n’avoir pas une idée très précise de ce que leur demandait l’accordéoniste (qui est ici aussi clarinettiste, percussionniste, vocaliste) : « Faites-moi confiance ! » leur a-t-il dit, non sans avoir au préalable expérimenté longuement son matériau musical chez lui, dans sa cave. Jazz, pas jazz, rock progressif ou non… Aucune importance, ce sont avant toute autre considération les idées de liberté et d’énergie qui guident le travail d’une cellule experte passant avec un naturel confondant de justesse d’une pulsation charnelle aux allures d’hymne (« River » par exemple) à un climat d’urgence plutôt oppressant (« Copy Of A ») ou à des ambiances teintées de nostalgie (« Circus Of Light »), voire de mélancolie (« Twilight », « Les larmes de Syr »). Et puis, comment ne pas être soulevé d’une joie espiègle par « This Is The New Shit », dont le tissu électrique fait l’objet d’une introduction aux couleurs de l’enfance par le truchement d’une boîte à musique ?

L’appétit de découverte de Vincent Peirani est contagieux, ça ne fait aucun doute, et ses deux compagnons n’ont pas dû regretter le temps passé à mettre au monde un objet musical différent par la curiosité qui l’anime et qu’il suscite. En plein dans le mille, donc ! Jokers est un disque brillant (et surtout pas clinquant), loin de toute normalisation, dont les seules bornes sont sans doute celles de l’imagination d’un musicien gourmand. C’est dire qu’on est loin d’être au bout du chemin, et à quel point on peut avoir envie de connaître la suite…