Entretien

William Parker & Matthew Shipp

Concert improvisé et rencontre impromptue.

photo © Raphaël Benoit

La tournée « Re Union » de Matthew Shipp et William Parker faisait escale au Périscope de Lyon le 31 janvier dernier. Les deux musiciens que l’on avait peu revus ensemble depuis la fin du mythique (et mystique) quartet de David S. Ware ont délivré un concert bien au-delà des attentes d’un public pourtant averti et exigeant.

La réunion de Matthew Shipp et William Parker est une communion d’esprits d’où jaillit une poésie instantanée, presque dans l’urgence. Elle dessine des courbes mouvantes qui jamais ne s’emmêlent. Fluide, directe, spirituelle, la musique ne semble jamais improvisée, alors qu’elle l’est à chaque instant. La rencontre avec les deux maîtres à la fin du concert l’était aussi. Leur grande générosité a fait le reste.

- Comment est venue l’idée de ce projet de réunion ?

William Parker : Ce n’était pas un « Grand Projet », c’est juste venu comme ça, j’ai demandé a Matthew s’il voulait venir jouer avec moi, il a dit oui. L’opportunité est venue et on l’a saisie.

- Un disque est prévu ?

Matthew Shipp : Oui, sous le label français RogueArt.

- Comment décririez-vous votre musique ?

WP : C’est de la « Soul Music ». Ça part de notre âme vers votre âme, voilà pourquoi je parle de Soul Music.

MS : Je la décrirais simplement comme « ce que l’on fait », en essayant d’être ce qu’on est, sans filtre.

William Parker
© Christian Taillemite

- Il n’y a pas d’intention particulière ?

MS : Si, bien sûr, il y a toujours une intention. Quand on se lève le matin, c’est pour quelque chose. Pour moi, c’est purement l’acte de jouer.

WP : Il n’y a pas de style qui entre en jeu chez nous. Je n’aime pas jouer du « jazz » ou du « rhythm’n blues », ou du « gospel », du « contemporain », etc... Ça nous vient et reflète le vocabulaire que l’on apprend au cours d’une vie. Le style d’où vous êtes issu va bien entendu colorer la musique que vous jouez, mais dans son fond votre musique reflète votre cœur, votre âme d’être humain.

MS : Les gens disent que c’est du free jazz, mais pour moi, c’est juste de la propagande sociale. Je ne sais pas si ce style existe vraiment, mais en tout cas j’essaie de jouer ce qui me vient. C’est une chose magnifique que de trouver quelqu’un qui partage le même vocabulaire que vous.

WP : Ce qui est « free » dans notre musique, c’est que nous sommes libres de jouer ce que nous voulons pour créer une musique. Nous sommes libres de faire ce qu’on veut pour faire pousser les fleurs. Et une fois qu’on a les fleurs, on passe notre vie à les soigner, et ça s’appelle la pratique.

C’est une grande joie d’être vivant et de ne pas être en prison, pour une personne noire en Amérique.

- Diriez-vous que votre musique change entre chaque concert ? Quelle est la part d’écrit et de spontané ?

MS : Il y a des motifs qui existent dans le cerveau ou qui sont gravés dans le subconscient, et on n’y échappe pas. Et personnellement, j’essaie toujours d’aller plus loin, de les dépasser. C’est très lié à la relaxation. Si je suis relax, je ne pense pas « je vais faire ça », ça vient comme ça et quelque chose de nouveau se produit. Il y a un certain niveau de conscience qui nous dit de ne pas tomber dans les mêmes motifs, mais on a la confiance et la relaxation pour trouver des choses nouvelles chaque soir.

Matthew Shipp
© Bruce Milpied

WP : C’est un peu comme l’air. On respire toujours le même mais on vit des choses différentes. Nous, on joue les mêmes choses tout le temps mais le fait de les jouer les fait renaître à chaque fois. Et c’est nouveau parce que le contexte n’est jamais identique. C’est comme de dire bonjour à ses parents : on le fait tous les jours, mais pourtant chaque jour est différent, et même en utilisant les mêmes mots, ce qui en sort n’est jamais pareil car le contexte change. Et puis, finalement, on n’a pas absolument besoin de faire du nouveau, il suffit que ça soit bien ! Le plus important est de s’amuser, de communiquer. Pour une personne noire en Amérique, c’est déjà une grande joie d’être vivant et de ne pas être en prison. On va en France, en Suisse, on est très contents de pouvoir faire ça, jouer, communiquer, parler aux gens, comme maintenant.

- En quoi David S. Ware est-il présent et influence votre musique aujourd’hui ?

MS : Jouer avec David a été une très grande expérience artistique. Son esprit nous porte encore aujourd’hui, spécialement en France où nous avons beaucoup joué parce que David avait un agent français. C’était un très grand artiste et c’est une grande chance d’avoir pu travailler avec lui. Il y a beaucoup d’aspects de lui qui sont toujours vivants ; je ne saurais pas dire exactement quoi, mais une part de son esprit est encore là. J’ai ma façon personnelle de faire les choses, de jouer, mais cette partie de ma carrière est tellement importante - j’ai joué 16 ans dans son quartet - que ça m’a profondément marqué.

WP : Matthew était le directeur musical du groupe, car David et lui avaient cette camaraderie, cette entente particulière sur la façon de jouer les lignes. La musique venait sans effort. David ne nous disait jamais ce qu’il fallait jouer. On faisait ce qu’on savait faire, et l’esprit de David faisait le reste. Il nous manque à tous : il n’y a eu qu’un David S. Ware et il n’y en aura jamais qu’un. J’aurais aimé que plus de gens connaissent ce quartet...

Les maîtres de la contrebasse m’ont aussi appris, et c’est le plus important, que le mal ne peut pas être détruit, mais qu’on le repousse en jouant avec l’archet.

- Vous avez déclaré avoir eu des expériences mystiques sur scène, des visions.

WP : Oui, une fois je jouais et John Coltrane était dans la salle, vêtu de blanc avec une couronne sur la tête, et il souriait pendant que nous jouions. Après, j’ai eu une autre expérience en soulevant ma basse comme le font les saxophonistes, en jouant au-dessus de ma tête. Et là, j’ai vu des couleurs, je suis entré dans le monde des notes, c’était la première fois. J’ai voulu aller plus avant dans ce monde des notes et j’ai vu un couloir de lumière avec une chambre au fond. J’ai essayé d’y entrer, et lorsque j’ai joué la bonne note, la porte s’est ouverte. Je suis entré dans la pièce, dans le secret de la vie, tout était là. J’ai pris le secret de la vie et je suis revenu. La musique s’est arrêtée, et je me suis retrouvé dans la lumière.

William Parker
© Hélène Collon

- Vous étiez sur scène ?

WP : Oui j’étais sur scène. Mais tout le monde peut vivre ça. Il faut jouer longtemps et « vrai ». On joue encore et encore, et à un certain point ça arrive. Peu importe le monde vers lequel vous allez. Matthew a le sien, je ne sais pas lequel. (rires)
J’ai mon monde, David avait le sien, John Coltrane avait le sien, etc.
Lorsqu’on y arrive, c’est merveilleux. Et quand on en sort c’est si fort qu’on éprouve le désir ardent d’y retourner. Ce sont mes arcs-en-ciel, la vie. Chaque corde de la basse est une bande de vie, c’est comme ça que je le vois. Et l’archet apporte les couleurs qui guérissent. C’est pour ça que je joue. Les maîtres de la contrebasse m’ont aussi appris, et c’est le plus important, que le mal ne peut pas être détruit, mais qu’on le repousse en jouant avec l’archet.

MS : Tu as vraiment vu ça ?

WP : Oui je l’ai vu. J’ai vraiment vu le mal et je l’ai repoussé comme ça ! (rires)

par Raphaël Benoit // Publié le 12 mai 2019
P.-S. :

Merci à Renaud Vernet pour sa collaboration à l’entretien.