Aki Takase, le jazz à l’accent japonais
Rien ne semble pouvoir arrêter l’indomptable pianiste japonaise.
Aki Takase @ Gérard Boisnel
Aki Takase ne se destinait pas à faire carrière dans le jazz. Depuis son arrivée sur le continent européen, elle a su tracer un parcours singulier ponctué d’hommages aux légendes du jazz et d’activités multidisciplinaires. Musicienne polyvalente, et avide de rencontres, elle n’hésite pas à se lancer de nouveaux défis. Depuis son appartement à Berlin, elle nous livre quelques réflexions avec son franc parler habituel.
- Aki Takase @ Christophe Charpenel
- J’imagine que vous avez étudié le piano classique au Japon. Quand êtes-vous êtes passée au jazz ?
J’avais environ 20 ans lorsqu’un bon ami au conservatoire m’a recommandé d’aller dans un café jazz où nous pouvions écouter des disques. Je me suis alors intéressée à de nombreux musiciens tels que Charles Mingus, Albert Ayler ou Ornette Coleman. Quelques années plus tard, je me suis mise à jouer du jazz. J’avais 30 ans quand je suis devenue tout naturellement pianiste de jazz. Je m’intéressais alors davantage au jazz d’avant-garde plutôt qu’au jazz classique. Au Japon, malheureusement, ces cafés jazz ont presque disparu. À mon époque, ils jouaient un rôle crucial car il n’était pas si facile de mettre la main sur des disques de jazz. C’était une période très exaltante.
- Quels sont les musiciens japonais qui vous ont influencée ?
J’allais écouter pas mal de groupes japonais dirigés par des musiciens tels que le guitariste Masayuki Takayanagi que nous surnommions « Jojo ». Il jouait souvent en solo ou avec mon ami le contrebassiste Nobuyoshi Ino. Il n’y avait pas grand monde à ses concerts, mais j’aimais ce qu’il jouait. J’ai également assisté à pas mal de concerts du pianiste Yosuke Yamashita qui jouait du free jazz ou d’un autre pianiste, Masahiko Satō – j’étais friande de ses disques. J’ai pris plusieurs leçons avec Yamashita. Il m’a appris à jouer du bebop comme Bud Powell ou Hampton Hawes. Mais il ne m’a jamais donné de tuyaux pour jouer du free jazz [rires] ou phraser cette musique. Il insistait constamment sur l’importance de maîtriser le bebop.
Takayanagi reste le musicien que j’admire le plus.
Plus tard, j’ai eu l’occasion d’écrire de la musique pour un grand orchestre et j’ai demandé des conseils à Satō qui m’a répondu que je devais me débrouiller toute seule. C’est un homme intelligent qui ne jouait pas du free jazz à proprement parler, mais qui improvisait d’une manière très intéressante. Plus récemment, j’ai eu l’opportunité de travailler avec le saxophoniste alto Akira Sakata, notamment en duo. Il me laisse faire ce que j’ai envie de faire.
Mais, à ce jour, Takayanagi reste le musicien que j’admire le plus. Je n’ai malheureusement jamais eu la possibilité de jouer avec lui. Chaque note qu’il joue a de l’importance. Ce fut une époque excitante au Japon, pas seulement pour le jazz. La raison en était peut-être l’importance des mouvements estudiantins.
- Quand et pourquoi êtes-vous partie à Berlin ?
Je me suis installée à Berlin en 1988 car j’ai eu l’occasion de composer pour un orchestre dirigé par Alex von Schlippenbach. Et ensuite, nous nous sommes mariés. C’est aussi simple que cela.
- En dépit de votre intérêt pour le free jazz, durant toute votre carrière vous avez conçu des projets rendant hommage à de grandes figures du jazz (Thelonious Monk, Duke Ellington, Fats Waller, W.C. Handy…). Pourquoi avez-vous décidé de jouer leur musique ?
Ces musiciens font partie de l’histoire et la musique d’aujourd’hui ne serait pas ce qu’elle est sans cette histoire. Pour ne parler que du piano, on ne peut pas oublier l’importance historique de pianistes tels que Thelonious Monk, Duke Ellington ou même Cecil Taylor. Fats Waller avait une technique fabuleuse. Bien sûr, il a écrit de nombreuses compositions connues. J’admire sa technique extraordinaire et son formidable talent de chanteur – sans oublier son incroyable sens de l’humour que j’adore. Et son sens du swing.
Cela me donne le frisson de ne jouer qu’avec un seul partenaire.
- Vous jouez souvent en duo. Pourquoi aimez-vous ce format ?
Bien sûr, j’ai joué dans des formats différents allant du solo au septet en passant par de grands orchestres. Mais en tant que pianiste, cela me donne le frisson de ne jouer qu’avec un seul partenaire. Pour moi, le son et l’improvisation deviennent plus clairs. C’est passionnant d’évoluer et de travailler dans un univers où il n’y a que deux musiciens. Au départ, je n’ai pas vraiment recherché délibérément à jouer en duo. Mais après en avoir fait l’expérience avec mon ami Han Bennink, j’ai trouvé cela très divertissant. Je trouve que la personnalité de chaque musicien ressort davantage dans ce type de situation. C’est également le cas quand je joue avec Louis Sclavis ou même mon mari [rires]. Pour créer un monde à deux, en tant que pianiste, j’ai la responsabilité de trouver de bonnes combinaisons.
- À votre avis, y a-t-il un instrument qui convient davantage au piano ?
Non. Cela n’a aucune importance.
- Aki Takase © Kazue Yokoi
- Vous jouez avec des musiciens de toutes générations. Recherchez-vous de jeunes musiciens ou bien sont-ce eux qui viennent vers vous ?
J’aime beaucoup jouer avec des musiciens plus jeunes, car ils ont une approche différente. J’ai remarqué que de nos jours les musiciens réfléchissent différemment en termes de musique. Cela crée un élément de surprise pour moi. Lorsque je joue avec quelqu’un, quelle que soit sa génération – chaque génération a son lot de merveilleux musiciens –, j’aime voir ce qui va se passer en moi. Il se produit toujours quelque chose auquel je n’avais jamais pensé.
Bien sûr, les plus jeunes n’ont certainement pas écouté le type de musique que j’ai écouté. Ils viennent d’ailleurs. Je vois cela avec mon fils [Vincent von Schlippenbach connu sous le nom de DJ Illvibe] qui joue des platines. Il a écouté un peu de jazz, mais cela n’a rien à voir avec ma propre expérience. Par conséquent, j’aime voir l’approche que les jeunes musiciens vont adopter lorsqu’ils jouent avec moi. En outre, ils n’ont pas d’œillères. Ils peuvent écouter des tas de choses. De mon temps, il n’était pas si facile d’être exposé à une telle palette de styles musicaux. De ce fait, ils ont des idées différentes quant à la direction qu’ils vont donner à leur musique.
La nationalité joue également un rôle important. Je joue avec des Allemands, des Français, des Japonais ou des Norvégiens et chacun a ses propres antécédents. Et le jazz permet d’exprimer ces différences. Je joue dans un groupe avec Sclavis, Vincent Courtois et Dominique Pifarély et je trouve qu’ils jouent du jazz avec un accent [rires]. En tant que musiciens, nous aimons improviser, ce qui signifie exprimer sa personnalité.
- Un de vos plus récents projets tourne autour de Carmen de Bizet. Qu’est-ce qui vous a amenée à vous lancer dans une telle aventure ?
Je voulais changer l’idée que l’on se fait de Carmen en tant que femme. On la présente comme une mauvaise femme, une femme diabolique. Pour moi, il s’agit d’une femme très intelligente qui finit malheureusement par mourir. C’est une femme de caractère. À l’époque, elles n’étaient pas si nombreuses. Pour en revenir à la musique, je me suis beaucoup amusée à arranger les compositions orchestrales écrites par Georges Bizet qui sont si claires et conséquentes. Lorsque j’ai obtenu les transcriptions pour piano je me suis rendu compte de la beauté des mélodies. J’ai été vraiment impressionnée car je ne connaissais pas tant que ça la musique de Bizet. Je ne connaissais que Carmen. Une amie cantatrice m’a montré les partitions, je me suis dit que je pouvais en faire quelque chose. Instrumentalement, il s’agit d’un trio avec Vincent Courtois au violoncelle et Daniel Erdmann au saxophone. C’est assez minimaliste. Mais les compositions sont si riches qu’elles offrent d’excellentes possibilités pour l’improvisation.
- Quels sont vos prochains projets ?
L’année prochaine, je prévois de co-diriger avec Daniel Erdmann un grand orchestre composé de jeunes musiciens – peut-être onze artistes au total. Je suis en train de chercher ces musiciens qui vont provenir de différents pays. J’espère pouvoir donner des concerts et enregistrer un disque. Mais je prévois actuellement d’écrire plusieurs compositions qui laissent pas mal de place à l’improvisation. Je pense enfin avoir des invités qui devront apporter une composition. Il y aura Alex et peut-être Eve Risser, entre autres. Mon idée est donc d’avoir des invités qui soient capables d’écrire pour un grand orchestre. J’ai pas mal de travail en vue afin de recruter les membres du groupe et les artistes invités.
- Aki Takase © Gérard Boisnel
- Daniel Erdmann est un de vos plus proches collaborateurs. Pouvez-vous nous en donner les raisons ?
Il était mon élève lorsque la Hochschule für Musik Hanns Eisler m’a invitée à enseigner. On se connaît donc depuis longtemps. Mais lorsqu’il est parti pour Paris, nous nous sommes perdus de vue. Nous nous sommes retrouvés par hasard à l’aéroport de Paris. Nous avons alors commencé à répéter ensemble et j’ai été sensible à la manière dont son son avait évolué en devenant très chaleureux. C’est vraiment un excellent musicien. Et je ne dis pas cela parce qu’il a été mon élève [rires].
Je déteste répéter ou pratiquer.
- À la maison, de quoi parlez-vous avec Alex ?
Nous parlons souvent musique, bien sûr. Mais nous passons également beaucoup de temps à parler de ce que nous allons manger [rires]. Nous avons des goûts différents car je suis japonaise et il est allemand. On se bagarre tout le temps. Il lui faut ses patates et ses saucisses. En ce qui concerne la musique, on ne se dispute pas. On se comprend bien, même si nous avons tous les deux des idées bien définies.
- Vous avez un duo de longue date avec Alex. Est-ce que vous jouez ensemble à la maison ?
Jamais ! D’ailleurs je déteste répéter ou pratiquer. Par contre, Alex adore ça. Pour ma part, je n’arrive pas à me concentrer. Il faut qu’il y ait un concert ou un enregistrement en vue pour que je trouve la motivation nécessaire de me mettre au piano.