Ambrose Akinmusire
Huitièmes Rencontres Koa Jazz
Photo © Franck Bigotte
Avant un autre immense trompettiste américain, le festival Koa Jazz recevait Ambrose Akinmusire, fer de lance du label Blue Note, pour un concert immanquable le 23 avril 2015.
Répétition en fin d’après-midi, le matériel est déjà installé, les réglages se font très rapidement. Ambrose Akinmusire en profite alors pour sortir une liasse de partitions et distribue leur dû à ses acolytes. La scène qui suit se transforme alors en surprenante séance de déchiffrage de deux nouveaux morceaux qu’ils auront à jouer le soir même. En effet, Akinmusire expliquera un peu plus tard qu’il est en évolution constante, qu’il n’envisage donc pas de (ne) jouer (que) les titres de son album pendant ses concerts. Qu’il a écrit la musique de The Imagined Savior Is Far Easier To Paint il y a déjà plus d’un an, et qu’aujourd’hui il n’est plus le même homme : cela n’aurait donc aucun sens. De plus, faire découvrir les morceaux à ses musiciens au tout dernier moment apporte une fraîcheur à laquelle il tient tout particulièrement. Beaucoup ne s’y risqueraient pas.
Il y a quelque chose de magique à les regarder travailler. Ils ne semblent pas se sentir épiés, et pourtant, c’est comme si on les regardait vivre chez eux, en les espionnant par la fenêtre. Ils se trompent, trébuchent, recommencent, dévoilant une intimité qui accroît notre sentiment de voyeurisme. Ambrose Akinmusire chante le thème et les mises en place, Raghavan et Brown se consultent. On est témoin de la fabrication du récit. Le batteur s’excuse de ne pas être plus efficace, incriminant la fatigue et le décalage horaire (ils arrivent tout juste de Boston).
Avant de regagner les loges, Akinmusire et le pianiste Sam Harris revoient une dernière fois un duo qu’ils joueront à la fin du set. Une musique souple et délicate qui impose aussitôt le silence dans la salle. Tout le monde écoute, et les minutes qui passent sont comme entre parenthèses. A voir ce pianiste blanc, avec ses lunettes à bords épais et son look de premier de la classe, jouer aux côtés du trompettiste qui le guide à travers sa musique, on croit revivre certaine célèbre séance de 1959…
Le quartet lance le premier morceau dès l’instant où il monte sur scène, sans un geste, sans un mot, sans même laisser le temps au régisseur d’éteindre les lumières dans la salle. Le piano et la trompette attaquent une intro comme un seul homme, dans la douceur et le tourment mêlés. Les colorations du piano portent gracieusement l’incroyable son d’Akinmusire, dont le velours du timbre ne fait qu’un avec son phrasé. Il ménage de grands intervalles qui font respirer ses lignes, joue de longs portamenti en n’appuyant qu’à moitié sur ses pistons… tout rapproche sa trompette des cordes vocales. Il joue comme on parle, il murmure, crie, jure, rit, pose une question, bafouille, laisse échapper un mot, hurle une onomatopée. Il utilise totalement le micro, tantôt le plaçant au creux de son pavillon pour insister sur la chaleur de sa « voix » et retrouver presque un son de bugle, tantôt en jouant complètement « en dehors », pour bousculer des phrases puissantes, aiguës, marquant ainsi une différence brutale.
Justin Brown rentre enfin, et sa batterie est bien excitée par rapport à l’ambiance qui règne. Harish Raghavan le suit de près et la puissance de cette section rythmique emballe la pulsation cardiaque de « Rollcall for Those Absents ». Une version bien éloignée de celle de l’album car la trompette remplace ici une voix d’enfant citant des noms de jeunes Afro-Américains tués par la police…
Les quatre musiciens sont connectés en permanence, au point que c’en devient palpable. Les morceaux s’enchaînent, francs, droits et précis, alors qu’on n’a vu ni entendu personne donner le décompte. Bientôt, Ambrose Akinmusire va se placer dans la pénombre, en fond. On ne distingue plus de lui qu’un vif reflet sur sa trompette ; il écoute, immobile et concentré, le solo du pianiste, qui se balance frénétiquement sur son siège. Bassiste et batteur se regardent comme comme deux fauves prêts à bondir. Au fur et à mesure que le premier tord son jeu déjanté, le second « monte » avec lui, participant à l’hystérie générale ; on finit par se demander si ce n’est pas le pianiste qui les accompagne… Akinmusire réapparaît au milieu de ce tumulte et, d’une note, calme le jeu. Thème de sortie, fade out.
Vient alors le morceau déchiffré à la balance, et dont le trompettiste explique qu’il n’a pas encore de titre. On voit et on sent la concentration redoubler ; des mètres carrés de partitions envahissent les pupitres. Rythmiquement complexe, truffée de mises en place alambiquées, la musique sonne et coule de source, bien que les musiciens soient rivés à leurs portées. Sam Harris entonne un chorus magique, habité et plein de subtilité, comme s’il l’avait joué des milliers de fois. Au détour d’un coup de cymbale un peu trop passionné, Brown fait tomber une partition. Il sourit de son infortune, semble un brin déstabilisé, mais à aucun moment cela ne se traduit par la moindre raideur dans son jeu, la moindre fébrilité. Tous se retrouvent sur le marquage final, qui sonne comme une évidence.
Ambrose Akinmusire joue sur une Martin Committee de 1957, prolongement naturel de sa main depuis maintenant dix-huit ans. C’est avec ce modèle emblématique que Miles a fait toute sa carrière, de même que d’autres grands noms comme Chet Baker ou Lee Morgan. Sur « Trumpet Sketches », il se contente de distiller soigneusement des notes longues auxquelles Harris répond au Rhodes par de courtes phrases, en le regardant, comme s’il cherchait à expliciter brièvement chacune de ses notes.
Le premier morceau du rappel est un duo piano-trompette, celui-là même qu’on a entendu à la balance. Akinmusire, hors micro, ne joue plus ; il chante, véritablement. Il met de l’air dans le son, beaucoup d’air, et fait pleurer son instrument en envoyant le son se lover dans le piano à queue, tout en nuances, et avec juste ce qu’il faut de tension.
Lors d’un tout dernier morceau, explosif, Justin Brown, compagnon de route d’Akinmusire depuis de nombreuses années, signe un solo à la fois violent et virtuose, le tout dans une décontraction proprement intimidante.