Scènes

InJazz, il faut croire aux miracles 🇳🇱

Le rendez-vous annuel de présentation de la scène jazz des Pays-Bas se tient en juin.


Une nouvelle fois, la coopération entre Buma Cultuur/Stemra et le festival North Sea Round Town a permis l’organisation d’une conférence internationale pour présenter les forces vives de la scène néerlandaise. La dernière fois, on a vu comment s’articule cette manifestation, entre showcases, rencontres professionnelles, conférences et concerts publics.

Cette année, une nouvelle fois invité à InJazz pour témoigner, Citizen Jazz a fait partie des quelques médias internationaux venus écouter le jazz produit aux Pays-Bas ainsi que rencontrer ses représentant.e.s.

Sanem Kalfa Miraculous Layers © Eric van Nieuwland

La première soirée s’est tenue au Bimhuis d’Amsterdam, symbole d’une architecture toute-puissante et l’un des clubs de jazz européens les plus connus. Quatre groupes étaient programmés à la suite et les trois premiers – entre concert de fin de cycle au conservatoire ou pâle copie de quelques modèles plus ou moins illustres – n’ont pas marqué les esprits. Par contraste, la performance du dernier était d’une incroyable puissance. On a pu mesurer le chemin à parcourir pour les jeunes groupes du début de soirée. Le quartet présenté avait 3 étoiles, puisque 3 musiciennes sur les 4 ont fait la UNE de Citizen Jazz : Marta Warelis au piano, Sun-Mi Hong à la batterie et Sanem Kalfa (voix, violoncelle et composition). La saxophoniste Tineke Postma ne perd donc rien pour attendre ! Sous l’intitulé Sanem Kalfa Miraculous Layers, le groupe propose une musique instrumentale avec quelques saillies vocales, qui oscille entre improvisations échappées et écriture tenue. Beaucoup d’humour dans la façon d’aborder la scène et la musique, un recul plein d’humilité et de l’autodérision, la marque des gens qui n’ont rien à prouver. La musique circule à plein entre les quatre musiciennes, le mélange des genres musicaux et culturels fonctionne, c’est un creuset pour y fondre des lingots.

inJazz 2023 professionals’ program © Karen van Gilst

Le lendemain, tout le monde se rend en bus à Rotterdam pour la suite des opérations.
Dans le bâtiment du Batavierhuis, un espace dédié à la création musicale et aux résidences, les professionnel.le.s sont reçus pour quelques sessions et concerts. C’est l’occasion pour l’Europe Jazz Network de présenter le nouveau programme européen, quelques cas pratiques pour les tournées et le réseautage et enfin la Catalogne, invité-partenaire de cette édition de InJazz, présentait les contours du paysage jazz dans la province. Plusieurs groupes faisaient partie du voyage de la délégation catalane, comme Alba Careta, Jofre Fité et Martin Leiton. Puis, sans prévenir, le trio Ragnarok se lance dans un délire de puissance saturée, sax ténor à la limite de l’implosion, guitare plus que rock et batterie binaire, explosive et pleine de folie. Le guitariste islandais Thorkell Ragnar Gretarsson a étudié à Codarts et le saxophoniste est résident de Batavierhuis. Un bon concert de bienvenue en somme, bien roboratif.

Trio Ragnarok © Karen van Gilst

Puis c’est au Lantaren Venster, un complexe de Rotterdam qui comprend une grande salle de spectacle, un petit amphithéâtre, un grand hall qui sert de scène, un restaurant, un bar et qui fait office de cinéma le reste du temps. Ici et en face, au bar Mood, vont se dérouler les 16 concerts prévus par InJazz, comme vitrine pour les invité.e.s.

Alto For Two © Eric van Nieuwland

Parmi cette liste de groupes plus ou moins intéressants, on retient le groupe Alto For Two avec Irene Reig et Kika Sprangers à l’alto et une rythmique composée de Xavi Torres (p), Thomas Pol (b) et la talentueuse Sun-Mi Hong (d). Le groupe sert une belle énergie à une musique écrite mais jouée sans partition, avec un bon duo de sax alto et beaucoup de place laissée dans le groupe. Le Ava trio propose un voyage qui ressemble à celui de Rabih Abou-Khalil et met en avant le sax baryton Giuseppe Doronzo. C’est finalement à l’étage, au fond d’un couloir dans une salle sans chaise et une scène sans hauteur que va se passer le miracle, celui qu’on attend toujours dans ce genre d’évènement.

Sans aucun indice, guidé par la curiosité, on monte les marches d’un long escalier et on arrive enfin dans la salle où se trouvent trois musicien.ne.s. Un guitariste et claviériste, assis et entouré de machines, instruments et câbles, c’est Chris Doyle. Un percussionniste, batteur se trouve de l’autre côté, c’est Jens Bouttery. Au centre, debout dans un ensemble une pièce très théâtral, la chanteuse, performeuse Meral Polat.

Meral Polat © InJazz

Actrice le reste du temps, elle sait tenir la scène et produire un effet magnétique sur l’auditoire. Et c’est ce qui se passe. Chaque professionnel.le qui arrive jusqu’ici se trouve attiré et reste jusqu’à la fin du concert. Contrairement aux autres scènes où le mouvement des invité.e.s qui entrent et sortent est permanent, ici, au fond du couloir c’est le piège. Mais un piège magique. A partir de textes que la chanteuse d’origine turco-kurde a retrouvés dans les affaires de son père à sa mort, elle a composé un répertoire poétique et musical qui va droit au cœur. Une musique qui va des étirements post-funk du groupe Limousine aux élucubrations baroques de Rona Hartner, une voix et une présence qui rendrait jalouse Nina Hagen, Meral Polat balance. Elle chante avec conviction et émotion, elle maintient l’attention en permanence et même si on ne comprend pas un mot, on est saisi instantanément. Un vrai succès que de nombreux.ses programmateur.trice.s d’Europe ont bien noté.

Joachim Badenhorst & Tsubasa Hori © Eric van Nieuwland

Le soir, c’est le premier concert du North Sea Round Town et il se tient dans une ancienne usine de margarine et de beurre de cacahuète. On imagine la bonne pâtasse qui circulait dans les tuyaux ! Mais l’immense salle carrelée est vide de machines et remplie de chaises longues et de gros coussins. Le public est détendu et la musique vient de partout. C’est le clarinettiste Joachim Badenhorst qui a eu carte blanche pour organiser cette création, Youran, et il s’est entouré de quelques improvisateur.trice.s de bonne composition : Tsubasa Hori, une percussionniste japonaise, adepte du koto et du taiko, qui fera grande impression avec un solo de ce tambour sur pied particulièrement bien enroulé. À la contrebasse, rompue à l’improvisation et performeuse d’un magnifique solo, c’est l’Autrichienne Beate Wiesinger. À la trompette, éclatant et précis, le Britannique Alistair Payne et à la guitare électrique l’Irlandais Simon Jermyn. Rutger Zuydervelt est aux machines, notamment aux samplers de cassettes audio pour produire une sonorité industrielle qui enrobe le tout. La performance s’étire dans le temps, par vagues, avec des moments d’intense tension et des relâchements réguliers. Le lieu donne l’illusion d’une pièce de théâtre jouée sans paroles, avec pour seuls mouvements le déplacement des musicien.ne.s dans l’espace.

Invisible Columns © Eric van Nieuwland

Enfin, le lendemain, c’est dans l’ancienne usine Van Nelle, fleuron architectural des années 30, ancien entrepôt de tabac, thé et café, que l’artiste Sanem Kalfa présente sa création Invisible Columns. Entourée de musiciens internationaux, elle invente un territoire musical fait d’électronique, de voix et de longueurs d’ondes. À la trompette, Ambrose Akinmusire s’amusera de la longue résonance du lieu ; Kit Downes à l’orgue fera trembler les murs de ses basses puissantes et, à l’électronique, Jan Bang remixera en direct les éléments qui lui passent entre les oreilles. C’est une longue spirale dont la musique semble partir en fumée, se dissoudre. La chanteuse a laissé son violoncelle et se sert de son corps dansant comme d’un résonateur. Parfois les trois voix (trompette, électronique et voix) s’unissent dans une seule et même couleur qui emplit la salle, par ailleurs plongée dans un halo violet. Les cadences trouvent leur résolution dans quelques accords angéliques qui font passer l’usine pour une cathédrale et la création pour un oratorio. Au piano, Kit Downes fait pleuvoir le déluge, le temps s’étire et on a peine à imaginer que les musicien.ne.s n’ont eu qu’une heure pour répéter et mettre en place.

On retient de cette édition InJazz 2023 une forte dynamique de la scène néerlandaise, sa nature internationale et - outre l’émergence de nouveaux noms – la confirmation que les talents repérés en 2022 font aujourd’hui partie de la scène européenne.