Scènes

Cure de jouvence à Chicago

Au Festival de Jazz de Chicago, la relève semble assurée ; à en juger par l’aplomb dont ont fait preuve certains nouveaux venus.


Le vibraphoniste Joel Ross © Lauren Deutsch

La 41e édition du Festival de Jazz de Chicago, qui coïncidait avec le 50e anniversaire du Jazz Institute of Chicago, l’association qui le programme depuis ses débuts en partenariat avec la ville, n’a ni atteint de grands sommets ni sombré dans de ténébreux abîmes. Ce nouveau millésime ne restera certes pas gravé dans les mémoires, mais il a néanmoins permis d’assister à l’émergence de jeunes artistes ayant le potentiel d’éclipser un jour les vedettes d’aujourd’hui en panne d’imagination ou d’énergie, même si Eddie Palmieri nous a régalés en clôture et Christian McBride a été moins convenu que ce à quoi on pouvait s’attendre.

Avant de se déplacer dans le Millennium Park, la première journée du festival s’est déroulée au Centre culturel de Chicago, situé lui aussi au cœur de la ville. La saxophoniste alto nippone Mai Sugimoto (qui fera d’ailleurs partie du prochain programme de The Bridge prévu à Chicago cet automne) était notamment à la tête d’un excellent quatuor composé du trompettiste Russ Johnson, de la contrebassiste Katie Ernst et du batteur Charles Rumback. Sugimoto a tendance à jouer dans un même registre, réfléchi et soigné ; elle ne cherche pas à casser la baraque.

La quatuor de Mai Sugimoto au Centre culturel de Chicago © Lauren Deutsch

À cet égard, il faut souligner l’intelligence de Johnson, un des trompettistes les plus polyvalents de sa génération, qui a su adapter le volume sonore de son instrument à celui de sa partenaire. Par conséquent, c’est au niveau des compositions qu’il fallait chercher la variété. Entamant par une comptine japonaise (« Zui Zui Zukkorobashi »), Sugimoto a ensuite rendu hommage à l’une de ses influences majeures, Ornette Coleman (« Cheeky »), avant d’entamer un dialogue passionnant avec Johnson au cours de l’élégiaque « Your Majesty ». Elle a poursuivi en célébrant une autre idole : Lee Morgan dont le « Ceora » a servi de canevas à son « Señora ». « I Only See You After Dark » n’a pas suivi de structure particulière bien qu’une mélodie espiègle et alambiquée se soit invitée dans les échanges qui resteront les plus vigoureux de ce concert. La prestation s’est terminée avec « Manic Pixie », un morceau triste qui évoque les bandes originales de Lalo Schifrin, et « Aggro » qui a vu la saxophoniste et le trompettiste jouer en contrepoint dans un style rappelant une nouvelle fois l’esthétique d’Ornette.

Une autre saxophoniste alto récemment établie à Chicago, Sharel Cassity, a su séduire à la tête d’un quatuor. Pour l’occasion, elle a dévoilé de nouvelles compositions allant du hard-bop percutant (« Whimsy ») au soul jazz (« North Street ») en passant par la ballade bluesy (« Surrender »). Si l’exposé des thèmes a pu laisser présager une certaine timidité avec un son un peu fluet, les sections improvisées ont révélé une musicienne volontaire qui sait donner de la voix grâce à une attaque franche. Elle est passée au soprano le temps d’un morceau aux effluves orientaux (« Road to Dukhan ») inspiré par son année passée à enseigner à Doha (Qatar). Un son non édulcoré et évitant les aigus lui a permis de convaincre sur cet instrument souvent ingrat. Le groupe a conclu avec « Last Minute », un morceau au riff entêtant de la plume du pianiste Richard Johnson, un musicien tout-terrain qui dans ce cas précis a su évoquer le grand McCoy Tyner et ses puissants accords.

Le trompettiste Ben Lamar Gay dans le Millennium Park © Lauren Deutsch

L’OVNI du festival a été sans conteste le trompettiste Ben Lamar Gay, s’accompagnant au chant et aux claviers électroniques. La configuration même de son quatuor avait de quoi étonner : tuba (Joshua Sirotiak), guitare (Will Faber) et batterie (Tommaso Moretti). Gay a offert un panorama foisonnant avec notamment des chansons aux paroles décalées (« I love you more since you went away / Please stay away »). Au chant, son phrasé a pu rappeler Robert Wyatt. D’ailleurs, l’univers proposé par le trompettiste est souvent éloigné du jazz. Cela lui a permis de merveilleusement tisser une tapisserie musicale aux multiples couleurs avec des séquences pleines d’atmosphère. La performance a revêtu également un aspect dérangeant et iconoclaste. Les musiciens dont Gay s’est entouré partagent le même grain de folie et constituent des compagnons de route idéaux, comme en cet instant où tous se sont mis à brailler à la façon d’un groupe de collégiens ou de supporters au fond d’un car.

Le festival avait quelques autres bonnes surprises en réserve.

Si l’écoute de l’album de Ben Wendel, The Seasons, peut susciter des bâillements, il faut reconnaître que sur scène le saxophoniste a su donner vie à ses compositions inspirées du romantisme du compositeur russe Tchaïkovski. De son côté, le jeune vibraphoniste de 23 ans Joel Ross constituera une autre révélation du festival. Il était bien entouré par un groupe de jeunes artistes où l’on a principalement remarqué le saxophoniste alto Immanuel Wilkins dont le flot continu a profité à des compositions ouvertes à la structure lâche, mais aussi mélodiques. Enfin, on citera le pianiste Sam Harris qui a fait partie du groupe présenté par le trompettiste Ambrose Akinmusire. On s’est en effet un peu ennuyé durant cette prestation, mais les interventions de Harris ont forcé le respect en sortant le set de la torpeur ambiante. Intenses, tranchantes, naviguant entre le blues et l’abstraction, elles auront émaillé le concert de quelques éclairs fulgurants.