Entretien

Andrea Grossi, seul l’avenir compte

Conversation avec un musicien plébiscité.

Andrea Grossi © Gianni Grossi

Virtuose du XVIIe siècle, Andrea Grossi né vers 1660 et décédé après 1696 était un violoniste et compositeur italien au service du dernier Duc de Mantoue, Charles III Ferdinand. Son homonyme, né en 1992, est devenu le musicien phare du jazz transalpin. Andrea Grossi est incontournable, la revue Musica Jazz vient de l’encenser comme nouveau talent 2024. Des incursions dans des domaines artistiques hétérogènes illustrent son parcours musical : performances audio-vidéo réalisées avec Roberto Masotti et son Tai No-Orchestra, accompagnement du film muet français de 1914, « Les Bords de la Tamise d’Oxford à Windsor », collaboration avec la danseuse et chorégraphe Laura Matano, participation au groupe Sparsi, dirigé par Giancarlo Locatelli. Il s’est produit avec une multitude d’improvisateurs parmi lesquels, Barre Phillips, György Kurtag Jr, Michel Doneda, Gordon Grdina et ses nombreux amis du label We Insist ! de Maria Borghi. Parallèlement à la musique, la bonne cuisine, les vins et la poésie participent à son allégresse quotidienne. Andrea Grossi vit à Milan, cité dont il connaît l’histoire et ses contours, en compagnie de la pianiste Gledis Gjuzi et de leur chat prénommé Gustav Mioahler…

Andrea Grossi © Gianni Grossi

- Andrea, vous avez vécu à Monza, ville des compétitions motorisées, qu’est-ce qui vous a fait vous diriger vers la contrebasse ?

À Monza, je préférais regarder les motos que les voitures, mais la contrebasse m’a obligé à opter pour quatre roues compte tenu de son envergure. Blague à part, j’ai commencé à jouer de la basse électrique, du hard rock, puis du rock progressif à quatorze ans. Ensuite grâce à un bon professeur et à la multitude de musiques entendues à la maison, la contrebasse m’est apparue proche de ce que j’avais en tête. Après le lycée, j’ai étudié l’informatique et me suis vite rendu compte que le travail au bureau ne me convenait pas. J’ai ressenti le besoin de faire ce qui me rendait vivant : être musicien. Ainsi à dix-neuf ans, je me suis consacré à la contrebasse et je me suis inscrit au conservatoire.

- Y avait-il des lieux consacrés à la musique à Monza ?

J’ai grandi en fréquentant un studio d’enregistrement avec mes meilleurs amis, guitariste et batteur de mon premier groupe ainsi que les enfants du propriétaire du lieu, ça a influencé ma formation musicale. En dehors de cet endroit, il n’y avait pas beaucoup de musique, il fallait se déplacer à Milan. Quand je jouais du rock, je me rendais dans les grandes salles de la province et lorsque je me suis passionné pour le jazz, l’improvisation radicale et la musique contemporaine je me suis installé à Milan où je vis actuellement.

- Quelles furent vos principales influences musicales ?

Mes mentors furent mon professeur au conservatoire de Parme, Roberto Bonati, et Nino Locatelli avec qui je joue depuis treize ans. J’ai passé des heures à écouter, analyser des disques et des partitions, mais mes influences principales demeurent Tim Berne, Paul Bley et Olivier Messiaen. Depuis l’adolescence j’écoute Led Zeppelin, King Crimson et je viens d’aborder Radiohead. Parmi les contrebassistes, mes références sont Mark Dresser, Barre Phillips, Gary Peacock, Dave Holland et Bruno Chevillon avec qui j’ai eu la chance de prendre des leçons à Milan.

Andrea Grossi & Jim Black © Mario Borroni

- Vous venez d’évoquer Bruno Chevillon, vous avez un lien particulier avec la France puisque vous jouez sur une contrebasse réalisée par le luthier Jean Auray ?

Jean Auray est un mythe, j’ai eu la chance de connaître ses instruments grâce à Barre Phillips qui, lors d’un concert commun, m’avait fait essayer sa contrebasse. J’ai également participé à une masterclass avec Arild Andersen qui possédait lui aussi l’une des magnifiques contrebasses réalisées par Jean. Je connaissais le son de Bruno Chevillon et de Renaud García-Fons et j’ai appris que la dernière contrebasse de Charlie Haden avait été construite par Jean Auray. Je lui ai écrit, il m’a répondu qu’il était à la retraite et ne construisait plus de nouvelles contrebasses, mais qu’il faisait encore de la maintenance sur des instruments. Je lui ai rendu visite en 2019 dans son atelier près de Lyon et il a travaillé sur ma contrebasse. J’ai apprécié cette personne, tant humainement que pour ses compétences, il est extrêmement honnête et c’est pour moi un véritable artiste. Quelques mois après, il m’écrivait pour m’informer qu’un de ses anciens clients vendait une contrebasse de sa fabrication. Je me suis rendu de nouveau dans son antre et je suis tombé amoureux de l’instrument. Elle est unique en raison d’une expérimentation qu’il avait effectuée en la construisant. Trouver un instrument aussi précis et riche dans l’émission du son est rare, elle permet une projection éclatante des notes et chante dans le registre aigu comme peu d’autres contrebasses. Récemment, j’ai enregistré avec Michael Formanek qui possède aussi une contrebasse merveilleuse construite par Jean Auray et ça confirme pleinement ce que je viens de vous dire.

L’antifascisme est un point central de la pensée démocratique et il doit continuer tel un phare lumineux

- Pouvez-vous nous parler de votre engagement antifasciste et de sa répercussion dans votre musique ?

J’ai toujours eu des idées politiques bien précises, mais sans jamais avoir pris ouvertement position en tant qu’artiste. Cependant ces dernières années, l’augmentation exponentielle des politiques d’extrême droite en Europe et les attitudes fascistes dans la vie quotidienne m’ont incité à m’exposer sur le volet politique. Je pense que c’est une période difficile, un tournant. On ne doit rien considérer comme acquis et ne pas oublier le passé terrible, très proche mais dont on parle souvent comme de quelque chose de lointain. L’antifascisme est un point central de la pensée démocratique et il doit continuer tel un phare lumineux. Le morceau « Dark Bloom » sur mon dernier album Axes conjugue à la fois un avertissement et une lueur d’espoir : il ne faut pas laisser passer, par suffisance ou par indifférence, des faits qui se déroulent autour de nous et se dire qu’en réalité ce n’est pas si grave.

Andrea Grossi © Gianni Grossi

- Votre album Axes publié par We Insist ! Records a été un évènement discographique. Comment s’est construite votre relation musicale avec Jim Black ?

J’ai rencontré Jim Black en 2013 lorsque je travaillais au ParmaJazz Frontiere Festival. Sur le plan humain, une belle amitié s’est concrétisée immédiatement et nous sommes restés en contact. J’ai commencé à réfléchir à une musique qui l’intègrerait dans Blend 3, je lui en ai parlé et en 2023 j’ai travaillé sur les compositions. L’année suivante, j’ai rendu visite à Jim chez lui en Suisse, et c’est ainsi que notre collaboration musicale a démarré avec l’énergie positive qui le caractérise. C’est un plaisir et un honneur de jouer avec lui. Entre-temps avec Michele Bonifati et Manuel Caliumi, nous avons répété le répertoire chaque semaine et nous avons ensuite enregistré l’album de mémoire, comme en concert. Pour Blend 3 il est important d’absorber la musique profondément, cela nous permet de rester très libres.

- Quels sont vos projets ?

Il y a beaucoup de choses qui mijotent : nous serons sur scène avec Blend 3, à la fois en trio et avec Jim Black ; j’aurai un duo inédit avec la saxophoniste Camila Nebbia, je vais de nouveau me produire avec HIT, le trio avec Simone Quatrana au piano et Pedro Melo Alves à la batterie. Nous travaillons sur un nouveau répertoire avec Organic Gestures de Luca Perciballi tandis qu’avec le groupe historique Nexus de Daniele Cavallanti et Tiziano Tononi, nous présenterons notre nouvel album consacré à Eric Dolphy. Toujours avec Tiziano et le violoniste Emanuele Parrini, nous travaillerons en trio sur scène et en studio avec des musiques toutes originales. J’ai commencé à collaborer aux différents projets du tromboniste Matteo Paggi et je vais reprendre mon activité avec Divertimento Ensemble, formation historique milanaise consacrée à la musique contemporaine.
Actuellement je programme de nouveaux concerts avec le guitariste canadien Gordon Grdina : une association fructueuse est née ainsi qu’une belle amitié. C’est aussi avec lui qu’un nouveau projet élaboré par mes soins se concrétisera avec le prodigieux Gerry Hemingway et Simone Quatrana. Enfin nous retournerons en studio avec Blend 3 pour réaliser un nouveau travail complètement différent des précédents.