Portrait

Petter Eldh, en toute cohérence

Portrait en musiques et en disques d’un musicien suédois prolifique.


© Gérard Boisnel

Le compositeur suédois Petter Eldh ne se complaît pas dans l’oisiveté ces temps-ci. Cette litote ne suffit pas à illustrer la fantastique activité artistique du bassiste. Depuis la fin 2021, il est partie très prenante de plusieurs projets d’envergure, et sortent en ce moment plusieurs disques de grande facture qui portent la marque musicale du contrebassiste. Petite revue de pressages.

Petter Eldh, portait d’un musicien et producteur alambiqué, réveilleur de cordes et de machines. (Petter Eldh 2022 par Tara Keogh)

On sait que les dates de sorties des disques ne correspondent pas aux dates d’enregistrement, de composition de la musique. Il y a parfois des délais très longs entre les deux. Aussi, il faut savoir lire entre les sillons lorsqu’arrivent simultanément dans les bacs six ou sept disques sur lesquels joue Petter Eldh.

Pour ce portrait discographique, nous retenons les projets suivants : Projekt Drums, Punkt.Vrt.Plastik live, Koma Saxo feat Sofia Jernberg, Kit Downes « Enemy » trio, Gard Nilssen Trio, Blind by Jameszoo. En filigrane, on parlera aussi de Y-Otis et de Lucia Cadotsch Trio, mais leurs deux disques sont sortis il y a déjà longtemps.

Petter Eldh est essentiellement contrebassiste, mais il joue volontiers de la basse électrique, des claviers et de la batterie. Il est aussi très impliqué, comme compositeur et comme producteur, dans les techniques de son, mixage et composition. Il a un studio à sa disposition et passe de longues heures dans les aéroports, les trains, en tournée. Deux situations propices à la composition et au bidouillage. « Quand je voyage, je crée aussi, je crée constamment sur mon ordinateur ou sur mon échantillonneur, où que je sois. Et parfois je fais des morceaux complets quand je suis sur la route, en assemblant de petits enregistrements à partir de balances et d’autres situations ». Le musicien est aussi compositeur, un compositeur au style bien marqué.

je passe des journées entières à expérimenter dans mon studio. Je pense que c’est une distinction importante, créer plutôt que composer


On retrouve dans ses différents projets la même veine mélodico-rythmique, avec des phrases mélodiques plutôt épurées mais imbriquées dans des schémas rythmiques bancals qui leur donnent une couleur toute particulière. Cet ADN permet une reconnaissance de paternité très rapide. Lorsqu’on est un musicien très occupé et très souvent en tournée, il faut trouver le temps pour se poser et composer. « Les meilleures circonstances pour créer de la nouvelle musique sont lorsque je passe des journées entières à expérimenter dans mon studio. Je pense que c’est une distinction importante, créer plutôt que composer. J’essaie de ne pas considérer cela comme une routine, je veux me pousser dans des directions différentes aussi souvent que possible ».

Le premier des projets s’intitule Projekt Drums, vol 1 (Edition Records), une œuvre magistrale et très particulière, composée de six morceaux sur lesquels jouent six différents batteurs : Savannah Harris, Eric Harland, Nate Wood, James Maddren, Gard Nilssen et Richard Spaven. Les arrangements sont riches de couleurs et d’instruments variés et l’on retrouve quelques compagnons de route habituels, comme le saxophoniste Otis Sandsjö, le pianiste Kit Downes, mais aussi la harpiste Kathrin Pechlof et bien d’autres. Très rythmique, la musique a une couleur électro-orchestrale. « C’est mon hommage au plus important de tous les instruments, la batterie. Je pratique moi-même beaucoup la batterie et je profite de ce temps passé avec les tambours pour créer de nouvelles idées pour mes morceaux. J’adore entendre mes jeux rythmiques interprétés par différents batteurs. Ces jeux sont des dispositifs rythmiques très spécifiques que j’utilise pour créer les mélodies de ce projet. C’est aussi une musique qui reflète toute mon inspiration musicale  ».

En parlant du pianiste, organiste et claviériste britannique Kit Downes, on retrouve les deux musiciens avec le batteur James Maddren au sein du trio Enemy. Leur disque Vermillion, sorti chez ECM au début de l’année, est une belle bulle musicale dont les compositions sont pour moitié de Downes et d’Eldh. La réunion, fusion, des deux compositeurs et interprètes est un festival d’idées et de couleurs. « C’est le groupe qui joue la musique la plus complexe, mais qui ne semble jamais vraiment complexe ; je pense que c’est un espace vraiment agréable à occuper : il y a du nerf, il s’agit de prendre des risques. Et c’est un bonheur de jouer avec des musiciens qui jouent sans effort sur tout ce qu’ils touchent. C’est le projet où toutes les facettes de mon jeu de basse sont mises en valeur ». La relation musicale entre Kit Downes et Petter Eldh est loin d’être cantonnée à ce trio. On les retrouve aussi bien dans Projekt Drums que dans Koma Saxo et le pianiste est aussi l’accompagnateur de la chanteuse Lucia Cadotsch pour la version en duo du répertoire Speak Low, joué avec Petter Eldh et Otis Sandsjö. Une grande famille.

Je ne sais jamais à quoi m’attendre lorsque nous jouons en concert et c’est un sentiment exaltant


La grande famille, c’est bien celle des musicien.ne.s issue.s de la scène berlinoise dans un premier temps. Par exemple Christian Lillinger, le batteur allemand (« Ma collaboration avec Lillinger est profonde et nous avons forgé une solide confiance et une certaine manière de jouer et de progresser en musique ensemble. ») qui, avec la pianiste slovène Kaja Draksler, compose le trio Punkt.Vrt.Plastik, l’un des plus fantastiques trios actuels dans le format piano/basse/batterie. Forts de deux albums studios, Punkt.Vrt.Plastik et Somit, les trois musicien.ne.s proposent cette année un enregistrement live, le Zurich Concert. Le fonctionnement du trio est exemplaire car, à partir de motifs très écrits et avec une contrainte rythmique très forte, ils trouvent l’espace suffisant et permanent pour improviser et se surprendre mutuellement. « Kaja a un son très large, j’entends toujours de nouvelles choses dans la musique, c’est une vraie improvisatrice qui s’adapte toujours et nous pousse, Christian et moi, à réagir et à trouver de nouvelles idées. Je ne sais jamais à quoi m’attendre lorsque nous jouons en concert et c’est un sentiment exaltant. »

C’est aussi et encore avec Christian Lillinger que sort le dernier volume de Koma Saxo, cet ensemble construit avec Petter Eldh pour en finir avec les saxophones ! « Cela a commencé comme un ensemble amusant et sauvage où tout était permis. » C’est donc un front composé de Otis Sandsjö, Jonas Kullhammar et Mikko Innanen qui leur soufflent dans les bronches. Après un premier volet en 2019 puis un album live en 2021, Koma Saxo ouvre les portes et se transforme en grand orchestre à géométrie variable avec Koma West. « Chaque étape de la création de la musique avec et pour Koma est un grand terrain de jeu, que nous soyons sur scène, en studio ou au restaurant. »

La famille et les ami.e.s sont convoqué.e.s pour ajouter de nouvelles saveurs à la musique : des cordes (Lucie Railton et Maria Reich), un accordéon (Kiki Eldh), un piano (Kit Downes) et surtout la voix phénoménale de la chanteuse norvégienne Sofia Jernberg. « Le fait que Sofia nous ait rejoint sur notre dernier album entraîne aussi un élément nouveau, Koma Saxo est en perpétuelle évolution et nous essayons de repousser les limites pour ne pas nous enfermer dans une seule expression. » Toutes les compositions sont signées Eldh, sauf une, et toutes se répondent les unes aux autres.

Chaque projet a son propre caractère, mais j’essaie de garder mon identité dans tous ces contextes


C’est avec cette musique qu’on prend conscience de l’univers personnel du contrebassiste. Les compositions ont toutes des bribes mélodiques, des séquences qui se retrouvent sous une forme ou une autre dans les autres thèmes, les autres arrangements et les autres disques aussi. Tout semble si familier. Ce qui résonne dans Koma West s’entend dans Projekt Drums et un motif répété dans Punkt.Vrt.Plastik se cache dans la musique d’Enemy. Petter Eldh est comme un radium qui irradie tout ce qu’il touche. « Certaines parties de mes compositions peuvent se retrouver dans plusieurs de ces projets.Y-Otis, Koma Saxo, Enemy, Projekt Drums et même les morceaux que j’ai écrits pour le nouvel album de Gard Nilssen partagent en grande partie le même ADN en ce qui concerne le matériau. Nous partageons même quelques chansons…  »

Il est d’ailleurs intéressant de chercher à comprendre comment s’organisent les différents projets musicaux dans la tête du musicien. Comment passe-t-il d’un groupe à l’autre, d’un répertoire à l’autre et comment, puisque de nombreux projets impliquent plus ou moins les mêmes musicien.ne.s, ne pas tout mélanger ? «  Je n’y ai pas beaucoup réfléchi, pour être honnête, mais je pense que c’est une combinaison entre les entités séparées et le grand mélange de toutes ces entités qui s’influencent mutuellement. Chaque projet a son propre caractère, c’est sûr, mais j’essaie de garder mon identité dans tous ces contextes. Les particularités sont évidemment à garder séparément, surtout en ce qui concerne les compositions. Donc, il y a beaucoup de cohérence entre les projets, même si les sons et la production sont très différents ».

Petter Eldh - Koma Saxo © Gérard Boisnel

Un autre musicien, un autre batteur, le Norvégien Gard Nilssen, fait aussi partie de la famille du contrebassiste. «  Je le considère comme un frère. Notre collaboration est le fruit d’une longue amitié et d’innombrables heures passées à écouter de la musique ensemble. Nous savons exactement comment progresser ensemble sans dire un mot. C’est tellement facile avec Gard. Il a un son tellement sain et aussi très puissant. J’espère que nous jouerons ensemble jusqu’à la fin des temps ! » Les deux musiciens collaborent dans le Supersonic Orchestra et le Acoustic Unity dont Nilssen est le leader. Le trio, avec le saxophoniste André Roligheten, va sortir un disque chez ECM cet été, Elastic Wave. La musique est essentiellement composée par le batteur et le saxophoniste mais Eldh signe deux titres. Cet album fait suite au premier To Whom Who Buys a Record (2019) et garde la même énergie dynamique avec plus de couleurs, notamment grâce aux différents saxophones et clarinettes utilisés parfois simultanément.
La relation contrebasse-batterie est particulièrement fluide. « J’ai des liens très spéciaux avec certains de mes collaborateurs à la batterie comme Christian Lillinger, James Maddren, Gard Nilssen et Peter Bruun. Chacun est différent et fait ressortir des qualités complètement différentes dans ma façon de jouer, mais en fin de compte, j’essaie d’apporter dans chaque nouveau contexte musical toutes les choses que j’apprends de ces différentes collaborations ».

Le dernier projet récent sur lequel apparaît Petter Eldh est le disque de Jameszoo Blind. Sur cette longue suite électro-jazz, teintée d’ésotérisme, on retrouve également le clavier Niels Broos, les batteurs Christian Lillinger, Richard Spaven et Julian Sartorius, la violoniste Diamanda La Berge Dramm, le pianiste/organiste Kit Downes, le trompettiste Peter Evans, les saxophonistes Evan Parker et John Dikeman, et les explorateurs de son Oliver Johnson (Dorian Concept) et Matthew Bourne. Dans cette tornade conceptuelle, la basse du Suédois fait figure de pivot. «  Jameszoo, de son vrai nom Mitchel Van Dinther, est l’un des créateurs et musiciens les plus inspirants qui soient. J’ai appris tellement de choses à son contact ! Nous collaborons et travaillons ensemble depuis 2015. Son approche des structures et de la direction de la musique est unique et je suis content que nous ayons commencé à faire de la musique ensemble ».

Il joue toujours en concert avec le trio Speak Low de la chanteuse Lucia Cadotsch ou le groupe Y-Otis de Sandsjö. Mais il trouve aussi le temps, comme en 2021, de jouer les professeurs pour de jeunes musicien.ne.s européen.ne.s à la Intl Jazz Platformde Łódź.
Souvent sur la route, le contrebassiste n’a pas toujours la possibilité d’emporter son propre instrument et doit s’en faire prêter un sur place, qu’il ne connaît pas et qu’il doit maîtriser en quelques heures. « Parfois, c’est un combat, mais la plupart du temps, c’est une source d’inspiration avec un nouvel instrument, car je finis par jouer différemment de ce que je ferais avec mon propre instrument. J’essaie de voir cela comme une ressource plutôt que comme un compromis. » Dans tous les cas de figure, le musicien n’a qu’un but, sonner de sa propre sonorité, quel que soit l’instrument, la musique ou le groupe. « Essayer de sonner comme moi, c’est ne pas essayer activement de penser à la façon dont je sonne dans les différents contextes ».

Voilà où se situe le parcours artistique de Petter Eldh en 2022 et nous ne sommes que fin mai. Il vient de recevoir le prix allemand SWR 2022 décerné à un.e musicien.ne de jazz chaque année. Heureux de recevoir ce prix qui « a une longue histoire et que beaucoup de musiciens importants ont reçu avant moi » il déclare que ce prix, « non content d’attirer l’attention sur mon travail, consiste aussi en une somme d’argent que je vais utiliser pour lancer de nouveaux projets et continuer à investir dans la réalisation de nouveaux enregistrements. J’ai déjà commencé à travailler sur le deuxième volume de « Projekt Drums ». Ça promet pour 2023…