Scènes

Caravane, chapiteau et onze écluses.

Compte rendu de la neuvième édition du festival Jazz aux Ecluses 2016


Emile Parisien & Vincent Peirani à Jazz aux Ecluses 2016

Pour ce neuvième rendez-vous dans le cadre idyllique des Onze-Ecluses à Hédé-Bazouges (Ille-et-Vilaine), les organisateurs n’ont pas failli à la tradition. Les amateurs de jazz vivant ont eu le plaisir d’entendre trois des jeunes créateurs français les plus actifs et une grande formation pleine de sève.

Samedi 17 septembre 2016
Emile Parisien et Vincent Peirani, Belle Epoque : un pur ravissement
Chaque fois que j’écoute ou vois Emile Parisien (saxophone soprano) et Vincent Peirani (accordéon) interpréter Belle Epoque (ACT, 2014), je dois me pincer pour me rappeler que cet album d’hommage à Sidney Bechet est une commande du label. Cette musique semble tellement leur coller à la peau, ce qu’ils en ont fait et font paraît tellement leur être consubstantiel qu’on imagine mal que Bechet leur était à peu près inconnu quand ils se sont mis au travail.

Emile Parisien par Jean-François Picaut

Cet après-midi, le temps a suspendu son cours sous le chapiteau de Jazz aux Ecluses. Il s’étire langoureusement dans « Egyptian Fantasy », délicate mélodie qui permet aux deux compagnons de scène de jouer sur les silences. Sur une valse, le jeu, dans tous les sens du terme, est poussé si loin (avec humour) par Vincent Peirani que les spectateurs se laissent surprendre et applaudissent prématurément à deux reprises. C’est dans l’admirable « Schubertauster », pourtant présenté en plaisantant par Emile Parisien que cette distorsion, dilatation du temps est la plus admirable. Dans cette pièce, inspirée de La Jeune Fille et la mort de Schubert, l’étirement des notes, des silences, atteint un paroxysme. Jamais je n’en avais entendu une interprétation aussi mélancolique. Au saxophone, qui prend parfois des accents de flûte, tout est murmure et souffle, bruits confus, longues tenues. L’accordéon semble jouer en mineur et c’est à peine si son solo très sombre est traversé de quelques lueurs d’espoir.
La transition est brutale avec « 3 temps pour Michel P. » que Peirani, comme toujours, présente avec beaucoup d’humour. Par comparaison avec ce qui a précédé, cet hommage à Portal vous a une allure guillerette ! On apprécie au passage le scat et les percussions vocales de l’accordéoniste. « Temptation Rag », que Bechet jouait souvent, voit Peirani réaliser un superbe pianissimo, il fait également de la percussion sur ses touches à vide. Le jeu d’Emile Parisien allie rondeur du son et variations sur le souffle. Le duo sait trouver de subtiles harmonies avant un final rapide particulièrement brillant.
Il faudra, hélas, se quitter avec « Song of the Medina (Casbah) » qui atteint aujourd’hui la dimension d’un morceau anthologique tant la complicité des deux musiciens atteint des sommets. Emile Parisien assure une longue introduction où son saxophone évoque la sonorité de la clarinette orientale. On peut parler de virtuosité dans la maîtrise du souffle et du son, avec un engagement physique exceptionnel. Le solo de Vincent Peirani pétille de clins d’œil.
Le public, ravi, fait un triomphe à cette fête de l’improvisation.

Out of Nola, West Coast BBQ : entrez dans la danse
La fanfare dirigée d’une main ferme par Jordan Philippe (saxophone ténor, composition) donne au public de Jazz aux Ecluses la primeur sur scène de son dernier album West Coast BBQ, sorti le 16 septembre. Le ton est donné par le premier titre de la soirée, enlevé et dansant, qui est justement le titre éponyme de l’album.
De « Out of Nola » à « Pink Pills for Pale People » en passant par une reprise de Trombone Shorty, « Hurricane Season », l’orchestre propose une musique rythmée, colorée, parfumée aux épices. L’engagement est le maître mot. Les attaques sont nerveuses et les tutti puissants balancent sans barguigner. Les solos souvent inspirés s’enchaînent sans faiblir. La bonne humeur d’Out of Nola est contagieuse.

Dimanche 18 août 2016
Céline Bonacina trio invite Didier Momo : rythme, émotion, couleurs
Les admirateurs de Céline Bonacina (saxophones alto, baryton et soprano, composition), et ils sont nombreux apparemment, se sont donné rendez-vous en plein après-midi, sous le chapiteau. La générosité de l’artiste va les récompenser magnifiquement.
Le dépaysement commence avec « Wild Word » dont l’introduction au baryton fait entendre des bruits et des cris divers ; on croit distinguer de brefs feulements ou barrissements. Lorsque la mélodie prend son envol, elle reste parsemée de bruitages. Le chant du bassiste (Olivier Carole) s’élève et la batterie (Hary Ratsimbazafy) fait entendre des échos de tam-tam. Une pulsation régulière sous-tend l’ensemble et Céline Bonacina y ajoute in fine la touche exotique d’un caïambe, instrument traditionnel réunionnais.

Céline Bonacina par Jean-François Picaut

L’éloignement ou la proximité ne sont pas toujours aussi grands qu’on peut le croire. C’est que semble suggérer « So Close So Far » où le chant du bassiste évoque parfois Richard Bona. La mélodie jouée à l’alto par Céline Bonacina déchaîne l’enthousiasme du public. Je suis tenté de rapprocher ce titre de « Open Heart », titre éponyme de son album (ACT, 2013), une ballade pleine de douceur que la belle sonorité du baryton rend encore plus sensible. J’y ajouterais « Entre deux rêves », occasion d’un admirable duo de saxophones sopranos avec Didier Momo. Tout commence avec un délicat duo dans le souffle tout juste ponctué de quelques notes de basse dans un discret environnement de cymbales. Puis, l’ensemble prend de l’ampleur avec de superbes unissons. Le solo de Didier Momo est tout entier dans la douceur et la rondeur. La réplique de Céline Bonacina est énergique et les deux musiciens reprennent un dialogue pétri d’une douce délicatesse.

En contraste avec cet ensemble, on peut citer « Histoire de » et son attaque très rapide au baryton suivie d’un dialogue vif avec la batterie. S’installe ensuite un dialogue entre Olivier Carole et Hary Ratsimbazafy qui brille par la vélocité et la polyphonie. On y apprécie le travail sur les rythmes et les sonorités. Egalement interprété au baryton, « Zig Zag Blues » voit s’instaurer un beau dialogue entre le saxophone et la basse. Le baryton s’envole dans une mélodie qui ne manque pas de rythme et le solo du bassiste, qui y mêle du chant, débouche sur un dialogue avec le public.
Le retour au saxophone soprano s’effectue avec « Desert ». Le son travaillé par la machine à son travaille sur l’aérien et la vitesse pour suggérer les grands espaces. « Ségaline », joué en rappel termine ce beau voyage dans la bonne humeur. L’atmosphère un peu magique du concert se poursuit hors du chapiteau où Céline Bonacina, dont on connaît la simplicité et la grande générosité, a invité les spectateurs à venir dialoguer avec elle.