Entretien

Catherine Delaunay, la poésie du collectif

La clarinettiste Catherine Delaunay joue la liberté et les rencontres.

Catherine Delaunay est une habituée de ces pages. Une habituée discrète mais si talentueuse qu’elle est devenue rapidement incontournable. De Tous Dehors de Laurent Dehors au Lady M de Marc Ducret, nombreux sont ceux qui font appel à son approche de la clarinette, nourrie tout autant de son parcours classique et de son goût pour le jazz libre que de la chanson populaire. Mais ce rôle de compagnon de route ne doit pas oblitérer un univers propre qui mêle poésie, images et un goût pour le théâtre de rue, comme on avait pu le constater dans la Guinguette à PépéE. Récemment, on a pu l’entendre dans l’ONJ de Fred Maurin pour le programme Rituels, et on est impatient d’entendre sa clarinette dans Anna Livia Plurabelle, l’une des prochaines aventures de l’ONJ. Rencontre avec une voix farouchement indépendante du jazz français.

- Catherine, pouvez-vous vous présenter ?

Je suis une Bretonne (pur beurre). Pas d’hiver sans coquilles Saint-Jacques, pas de mois en « bre » sans huîtres de Cancale, pas de marché sans galette-saucisse. J’ai commencé très tôt la musique avec un musicien très singulier, Patrick Jego, qui enseignait les musiqueS. J’ai eu ensuite une solide formation classique jusqu’au CNSMD de Lyon avec Jacques Di Donato. Très vite, j’ai eu envie de jouer aussi d’autres musiques, et d’aller fricoter et traficoter avec le théâtre et la danse. Depuis 1993 je papillonne avec bonheur.

Catherine Delaunay © Franpi Barriaux

- On a le sentiment que vous êtes une sidewoman très demandée, que vous marquez les orchestres où vous passez ; comment appréciez-vous ce statut ?

J’adore jouer dans les orchestres des autres, me mettre au service de la musique des autres. Je suis flattée qu’on m’appelle pour mes qualités de musicienne et que ces musiciens-compositeurs me fassent confiance pour interpréter leur musique et y apporter mon grain de sel.

- Récemment, vous avez joué dans un album thématique autour de Sidney Bechet concocté par la maison Nato. Comment avez-vous perçu cet hommage ? Que représente Bechet pour une clarinettiste ? Plus globalement, quelles sont vos influences ?

Incontournable, Sidney Bechet, quand on est clarinettiste ! J’étais ravie que Jean Rochard me propose de jouer sur son disque Vol pour Sidney retour. Et encore plus ravie d’enregistrer un thème avec Donald Washington, Davu Seru, Nathan Hanson et Guillaume Séguron, et un autre avec le quartet de Matt Wilson. Des grands moments de musique. Mon héros est Jimmy Giuffre… Mais j’ai d’autres héros ! Jimmy Giuffre (!), Tom Waits … Et beaucoup, beaucoup d’autres. J’écoute beaucoup de musique, de tous les genres. J’ai souvent plusieurs disques de chevet (comme les livres).

- Fred Maurin vous a invité dans l’ONJ sur Rituels, vous allez être dans la prochaine aventure de l’orchestre avec la relecture d’Anna Livia Plurabelle d’André Hodeir… comment s’est passée cette intégration à l’ONJ ?

On ne s’était pas encore beaucoup croisés avec Fred Maurin avant qu’il m’appelle pour me proposer de jouer dans son ONJ. Il m’a parlé de Rituels et j’ai été séduite par la proposition musicale. J’aime beaucoup la musique de André Hodeir et la relecture d’Anna Livia Plurabelle m’enchante. Il y a une partition de clarinette fantastique avec une véritable interaction avec la voix.

Catherine Delaunay

- De Laurent Dehors à l’Acoustic Lousadzak de Tchamitchian, vous faites souvent partie de grands orchestres. Votre culture classique est-elle primordiale pour évoluer dans ces formations ?

Je ne sais pas si c’est primordial. Mais c’est vrai que ma formation de départ est précieuse. Le fait d’avoir écouté, travaillé, joué beaucoup de répertoire classique et contemporain, est un atout. Disons que ça agrandit ma boîte à outils. Le travail de la musique de chambre notamment demande une grande exigence sur le phrasé, la justesse etc. ; j’ai ça dans mes bagages quand je fais de la section ou que je suis au cœur d’un orchestre. C’est le pied complet de partager ça avec Fabrice Martinez, Régis Huby ou Jean-Marc Larché par exemple !

- Avec Isabelle Olivier à propos d’Italo Calvino ou dans vos propres orchestres de Sois patient car le loup à Jusqu’au dernier souffle, la littérature ou plus simplement les mots sont très présents. Quel est votre rapport à la poésie ?

Même si j’ai parfois des « crises de lecture », je lis beaucoup, depuis tout le temps, et beaucoup de poésie. Je me suis nourrie de ces lectures notamment pour l’écriture musicale. En dehors de mes propres spectacles, j’ai participé à beaucoup de projets autour de la poésie, du théâtre et/ou de la chanson. J’aime tellement ce rapport du texte et de la musique !

Il y a quelques années j’ai rencontré Olivier Thomas, comédien-chanteur-poète belge, avec qui j’ai partagé de nombreux projets de théâtre et de chanson (Tomassenko de Belgique / Antifreeze Solution / Daisy Tambour / Le jour de l’envol / Sans voix en l’air). On a fait tout un travail sur la mise en valeur du texte avec une part belle à la musique. Et la découverte d’un poète ou d’un texte est toujours une émotion intense. Le livre devient livre de chevet ; j’adore ! Je me souviens par exemple de la découverte de Dumortier dans À l’impossible on est tenu avec Pierre Badaroux (Cie Miczzaj), ou du texte d’André Benedetto mis en scène par Michel Bruzat, L’Acteur loup, en duo avec l’extraordinaire comédien Yann Karaquillo, ou plus récemment un travail en duo avec Elie Guillou, Et tu oses parler de solitude. J’ai souvent fait des rencontres humaines très fortes autour de la littérature. Je pense à Pierre Landry, qui tenait la librairie Préférences à Tulle, qui avait installé à dessein une table en plein milieu de sa librairie, autour de laquelle nous avions passé des heures délicieuses en 2015 à l’occasion d’une tournée du trio SDS (Guillaume Séguron, Davu Seru) à parler littérature, et aussi de la marche du monde, et d’humanité.

J’ai souvent fait des rencontres humaines très fortes autour de la littérature

- Que devient le quintet de musiciens qui étaient au cœur de Jusqu’au dernier souffle, qui évoquait la Première Guerre Mondiale ?

L’aventure continue. L’aventure humaine était très forte dans ce projet, et j’ai eu envie de continuer avec ces fantastiques musiciens (Guillaume Roy, Christophe Morisset, Pierrick Hardy et Guillaume Séguron) et d’écrire de nouvelles pièces pour cette instrumentation. Les timbres du serpent, de l’alto et de la clarinette font vraiment bon ménage. Concerts à venir !

- Guillaume Séguron fait partie de cet orchestre, vous travaillez beaucoup avec lui, de Petrichor à Vol pour Sidney… Partagez-vous son approche très historique du jazz ?

Guillaume a une culture extraordinaire. Et pas seulement une culture du jazz. On parle beaucoup de l’humain quand on travaille ensemble. On parle toujours pendant des heures de poésie justement, ou d’un livre qu’on a lu, ou d’un peintre, ou d’un libraire, ou des gens.

- Avec La Guinguette à PépéE, vous aviez surpris avec un répertoire très populaire et rêveur, un objet-disque très travaillé et une aventure proche du théâtre de rue. Vous sentez-vous faire partie de cette famille d’artistes ?

On se sent très proche de cette famille d’artistes oui. On s’est tout de suite trouvés dans ce trio et dès le début de l’aventure on a eu envie d’une petite scénographie. Pas faire seulement un concert, mais trouver un fil conducteur, qui tient tout le long du spectacle. Maintenant on a une remorque-scène dépliante, avec tout un tas de petits bazars. On réfléchit tout le temps au répertoire, à ce que ça raconte.

Catherine Delaunay (The Ellipse, music for large ensemble)

- Pouvez-vous nous parler de cette extension de La Guinguette avec de nombreuses fanfares ?

Il s’agit de Mon crapaud s’appelle Tino. L’idée a germé au printemps 2017. Comme chaque année, les crapauds qui s’égaient en bas de mon jardin rivalisaient de trilles et roulades et autres chansons pop aux fins de séduire Madame. Dans le même temps, afin de nous montrer le pouvoir de leur virilité, leur force, leur domination, leur agressivité, leur courage, leurs tripes, leur phallus, Donald Trump et King Jong Un se menaçaient mutuellement. Ils ont quand même réussi à amener l’Horloge de l’Apocalypse (The Doomsday Clock), à minuit moins deux ! Alors, en ces temps réjouissants d’amour, de légèreté, de fraternité, de liberté, de maturité, d’ouverture d’esprit, d’ingéniosité, de lucidité, de subtilité, de discernement, d’intelligence, je me suis intéressée aux différentes démonstrations de virilité. De l’Homo Sapiens, communément appelé « Homme moderne », aux crapauds et rainettes. J’ai demandé à des auteurs d’écrire des chansons sur ma musique. Léo Remke-Rochard, Olivier Thomas, Albert Marcœur, Jean Rochard… Et j’ai eu envie d’une ribambelle d’instrumentistes autour de La Guinguette à PépéE pour jouer ces chansons. On va travailler avec des fanfares. Une création devait se faire à JazzUs cette année, reportée… à l’automne 2021 !

- Quels sont les projets à venir ?

Mon crapaud s’appelle Tino et mon quintet donc, un disque en préparation avec la maison nato autour d’Octave Mirbeau, « L’Homme des Damps » dans lequel il y aura entre autre le duo avec Pascal Van den Heuvel, l’ami belge du Chien déguisé en vache, le quartet de Pierrick Hardy L’Ogre intact, le trio de Claude Tchamitchian Naïri, un nouveau disque de The Ellipse, le grand orchestre de Régis Huby, un duo avec Hélène Labarrière, le nouveau quartet de François Corneloup et Jacky Molard, avec Vincent Courtois Entre les terres, le Lady M de Marc Ducret avec une scénographie, un nouveau spectacle d’Olivier Thomas pour le théâtre « Contes nus » avec le trio Tomassenko de Belgique. L’envie d’un projet sur les Poésies Verticales de Juarroz. En projet aussi Les cinq noms de George Guingouin, un disque de la maison nato, avec Tony Hymas et Frédéric Pierrot, Cantilène pour Boris Vian avec Anamaz et Timothée Le Net. Et puis je prépare un solo dans lequel j’intégrerai L’Abîme des oiseaux de Messiaen, une pièce de Stockhausen ou de Denisov, une pièce commandée à Pierrick Hardy…