Chronique

Dijkstra/Karayorgis/Bishop/McBride/Gray

CutOut

Jorrit Dijkstra (as, ss), Pandelis Karayorgis (p), Jeb Bishop (tb), Nate McBride (b), Luther Gray (dms)

Label / Distribution : Driff Records

Ceci est un fameux portrait de famille. Le saxophoniste Jorrit Dijkstra, habitué de l’alto, y saisit aussi le soprano, mais c’est surtout d’une famille de musiciens qu’il s’agit. Ils sont de Boston pour la plupart, même si le tromboniste Jeb Bishop est de Chicago. C’est lui qui ouvre les festivités dans un remarquable « Hyphen » où il peut croiser le fer avec la main gauche dévastatrice de Pandelis Karayorgis au piano, mais c’est Dijkstra qui s’offre une première séquence soliste, franche et forte, avec un clavier moins martelant mais tout autant rythmicien. Un duo se forme, c’est celui des têtes pensantes de Driff Records, et il est d’une grande densité. L’occasion pour les autres membres du quintet de leur faire écho : après tout chacun est à égalité ici, et ce n’est pas le très créatif batteur Luther Gray qui dira le contraire. « Neumes/Jowls », qu’il a écrit avec Karayorgis, est un morceau où le collectif, à son sens, avec des contrepoints aventureux de Bishop qu’il reprend à son compte.

CutOut est un album musculeux mais très complice. « Chainsaw Pedicure/Tenet » en est indéniablement l’exemple le plus criant, avec le piano et la batterie au centre d’une algarade entre un saxophone tempéré et un trombone en feu. La contrebasse de Nate McBride pourrait paraître en retrait, elle est au contraire très bâtisseuse et a lié son chemin à celui de la batterie. Avec un tel attirail rythmique, les soufflants peuvent se sentir en toute liberté, mais ne cherchent cependant pas à prendre le dessus. Ils en sont bien inspirés : dans « Sand Pile », une composition de Karayorgis, le pianiste laisse le tromboniste éclater de toute sa rage avant de céder la place à McBride, au jeu tranchant et d’une grande justesse, qui aime calme et concorde. Karayorgis revient avec le thème, comme une offrande, et l’orchestre suit avec une précision d’orfèvre, dominé par le canevas de pizzicati. Il en résulte un travail presque chambriste, franchement sophistiqué et marqué par la musique écrite occidentale contemporaine.

CutOut est à cheval. Sur la rigueur rythmique d’abord, c’est un fait. McBride et Gray ouvrent « Cut Out » avec une rectitude rare, vite rejoints par Karayorgis. C’est lui qui dessine la voie dans laquelle va se précipiter Dijkstra. Une ligne anguleuse et nerveuse, à défaut d’être tortueuse. Pleine de réflexes et d’équilibre. Avec aussi un certain sens de la puissance qui place l’alto du Batave dans la posture de l’acrobate. Mais l’entre-deux, l’à-cheval, se traduit de manière plus bâtisseuse, notamment lorsque la basse tient une ligne dont le piano est seul maître. Voici le quintet, il s’impose, avec l’impétuosité de l’instant, mais aussi avec la mécanique rutilante des basses qui inclut un piano constructeur mais instable. Loin de perturber le flux multiple proposé par chacun des artistes compositeurs, il le met en perspective. Davantage que tout autre, ce disque illustre ce que défend Driff Records : une musique qui tient à distance les improvisations tout en les accueillant avec entrain et une célébration d’un jazz libre et sans limite. CutOut est comme un manifeste. Il ne se conçoit néanmoins pas comme tel et se définit libre. C’est ainsi qu’on l’aime.

par Franpi Barriaux // Publié le 13 septembre 2020
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