Entretien

Jeb Bishop et la miséricorde du trombone

Rencontre avec une figure du trombone et de Chicago.

Jeb Bishop est un tromboniste qu’on retrouve dans de nombreux projets et qui garde depuis toujours une ligne à la fois droite et radicale, comme l’indiquent ses soli ou des orchestres comme JeJaWeDa, tout en s’inscrivant dans une certaine tradition chicagoane, notamment avec Ken Vandermark ou dans son remarquable Flex Quartet. Bishop est de ces artistes qui ont beaucoup de choses à dire, et ont une vision réellement internationale de nos musiques, notamment dans ses multiples collaborations européennes, avec Rodrigo Amado ou Jaap Blonk.

Jeb Bishop © Michel Laborde

- Jeb, pouvez-vous vous présenter ?

Je suis un musicien improvisateur, qui travaille principalement le trombone depuis de nombreuses années. Après avoir étudié la musique classique puis joué dans des groupes de rock et étudié la philosophie, je me suis intéressé à la musique improvisée à Chicago au milieu des années 1990. Je vis à Boston depuis 2016. Vous pouvez voir une liste presque à jour de mes enregistrements ici

- Récemment, nous avons interviewé Ken Vandermark. Vous êtes un membre fondateur du légendaire Vandermark 5, depuis 1995. Cela a-t-il guidé votre carrière par la suite ?

Vandermark 5 a été le premier groupe dans lequel on a parlé de nous en dehors de Chicago, et le premier avec lequel j’ai fait de longues tournées. Le volume de travail élevé et régulier avec ce groupe m’a permis de me construire musicalement d’une manière inédite. Grâce à cette aventure, j’ai fait partie d’une scène qui m’a amené à rencontrer de nombreux autres musiciens. Ainsi, cette époque et cette implication continuent aujourd’hui encore à faire écho.

- Chicago est une ville importante pour vous. Vous avez enregistré un magnifique Chicago Overtones, et pourtant vous n’en êtes pas originaire. D’où vient cette attraction ?

Je me suis toujours senti attiré par Chicago, même avant d’y vivre et d’y étudier. Quelque chose dans son gigantisme et son architecture, combiné à un sentiment d’espace - la proximité du lac y contribue. Et son histoire culturelle dans tant de domaines est si importante. Chicago reste l’un de mes endroits préférés. Je m’y sens toujours comme chez moi.

Je me suis toujours senti attiré par Chicago, même avant d’y vivre et d’y étudier

- Dans ce disque, on retrouve Daniele D’Agaro, un musicien italien, vous avez étudié en Europe, en Belgique ; quel est votre lien avec l’Europe et l’improvisation dite « européenne » ?

Mon séjour en Belgique en tant qu’étudiant, en 1984-85, a été musicalement important car j’ai eu la chance de voir des concerts d’Anthony Braxton, Ornette Coleman, Steve Lacy, Evan Parker ou Derek Bailey, entre autres. J’avais déjà été un peu exposé à cette musique sur des disques, mais la voir en concert a eu une influence énorme.

Cette année-là, j’ai également rencontré Garrett List, récemment décédé (RIP), et j’ai visité sa classe d’improvisation libre à l’université de Liège.

Dans les années 1990, grâce surtout aux efforts de John Corbett et Ken Vandermark pour faire venir des artistes européens, j’ai eu la chance de jouer avec de nombreux musiciens européens qui sont venus à Chicago. Certaines de ces rencontres se sont transformées en collaborations durables, notamment avec ce qui est devenu le Peter Brötzmann Chicago Tentet

J’ai rencontré Danny D’Agaro lorsqu’il est venu à Chicago pour l’un de ces concerts. Nous nous sommes bien entendus ; il est revenu plus tard et nous avons fait le CD Chicago Overtones. Lors d’un voyage - différent, je crois - il a aussi amené un vidéaste qui a tourné beaucoup de vidéos de nous à Chicago, y compris un voyage à la jam session de Von Freeman au New Apartment Lounge. Mais je ne sais pas ce qu’il est advenu de la vidéo !

Danny a également vécu à Amsterdam pendant de nombreuses années et a été très impliqué dans la scène de cette ville. Au fil des ans, je suis allé à Amsterdam à de nombreuses reprises et j’ai joué avec de nombreux musiciens.

Le contact avec les musiciens scandinaves a également été important, d’abord dans le cadre du projet Pipeline, qui a enregistré et joué à Chicago et a tourné en Suède, et, un peu plus tard, dans le cadre de School Days. Grâce à ces projets, j’ai rencontré Paal Nilssen-Love, Ingebrigt Håker-Flaten, Kjell Nordeson, Fredrik Ljungkvist, Raymond Strid, David Stackenas, puis Johan Berthling, et ces contacts se sont poursuivis - par exemple, il y a quelques mois, j’ai joué en tant qu’invité avec le Large Unit de Paal, au festival METEO de Mulhouse.

Jeb Bishop © Michel Laborde

- Vous avez enregistré Konzert Für Hannes avec Matthias Muche et Matthias Müller en hommage à Johannes Bauer, avec qui vous avez souvent joué. Y a-t-il une « confrérie » de trombonistes ?

Il y a une miséricorde des trombonistes, tous sexes confondus.

- Comment avez-vous choisi le trombone ? Vous étiez aussi guitariste. La microtonalité est-elle importante ?

Ça ressemble à trois questions différentes !

J’ai commencé le trombone dans le programme musical des écoles publiques, à l’âge de 10 ans. J’étais très enthousiaste et j’ai fini par aller à l’école de musique (quelque chose comme un conservatoire, mais qui a partie liée à une université), en me concentrant sur la musique classique… Mais je suis parti au bout de deux ans.

Il y a une miséricorde des trombonistes, tous sexes confondus

J’ai commencé à jouer de la guitare basse juste après, puis j’ai commencé à jouer de la guitare plus tard. J’étais complètement autodidacte dans ce domaine, bien qu’un bon ami, Gary Hess, qui a étudié la guitare pendant des années, m’ait apporté son aide. Le fait de m’éloigner du trombone pendant un certain temps après mes études classiques et de jouer du rock avec des gens qui n’avaient pas fréquenté l’école de musique a été une part importante de mon développement musical.

Ce que nous appelons parfois « microtonalité » est primordial ! Je n’ai fait aucune étude formelle approfondie de sa théorie ou des différents systèmes qui existent. Mais je pense qu’il est important de reconnaître que l’approche d’un musicien et sa relation avec la hauteur de son instrument sont une partie très importante de son propre son. Si vous pensez, par exemple, qu’Ornette Coleman ou Jackie McLean jouaient « faux », c’est que vous ne l’avez pas compris. Mais je ne pense pas que cela soit lié à un instrument en particulier.

Jeb Bishop © Michel Laborde

- Il y a quelque temps, vous avez fait une apparition en solo très surprenante, où le souffle et le jeu de l’embouchure sont impressionnants. Quel a été le processus ? Pourquoi l’avez-vous diffusé sur cassette audio ?

Je suppose que vous faites référence à ma cassette solo Three Valentines and Goodbye, sortie sur 1980 Records. 
Les techniques et les sons dont vous parlez sont le fruit de mes explorations de l’instrument. Ils s’inscrivent dans la tradition de la musique improvisée, y compris celle du jazz, quel que soit l’instrument. Depuis longtemps, j’essaie de trouver des moyens de les intégrer dans une palette continue de possibilités sonores, pour étendre le champ des possibles. Je ne dirais pas que j’ai découvert quelque chose qui n’avait pas été fait sous une forme ou une autre auparavant, mais peut-être ai-je trouvé un moyen de les intégrer dans mon propre langage sonore.

C’est sorti sur cassette parce que mon ami Bill Tucker, qui dirige 1980 Records, m’avait demandé de faire une sortie sur son label. Le label existe depuis des années, il a sorti de nombreux disques dont la plupart ne sont pas vraiment dans le domaine du « jazz » ou de la « musique improvisée ». Il a toujours sorti des cassettes, en partie pour des raisons économiques, je pense, mais il y a aussi eu, depuis un certain temps, une véritable « scène » de sorties de cassettes dans les cercles de rock underground, et je pense que son label est lié à cela. 

Bien sûr, il est de plus en plus courant aujourd’hui de voir des sorties de cassettes de musique improvisée, etc., l’exemple le plus marquant étant probablement le label Astral Spirits. Je ne vois pas de problème avec le format. J’ai, dans ma collection, de nombreuses cassettes vieilles de plusieurs décennies qui sonnent encore bien. Et bien sûr, mon album solo est également disponible en téléchargement numérique, si vous n’aimez pas les cassettes.

Après avoir quitté l’école de musique, j’ai été très attiré par le son brut et la qualité underground des groupes punk rock de ma région

- Vous venez du rock, comment s’est déroulée la transition vers le jazz ?

Ma formation musicale s’est déroulée dans le domaine de la musique « classique ». Je me suis intéressé au jazz dès mon plus jeune âge, mais je n’ai pas eu beaucoup d’indications sur ce sujet dans mon environnement. Si j’avais su où chercher, j’aurais peut-être pu en trouver, mais bien sûr, enfant, on ne sait pas où chercher. Il y avait une bonne radio, et j’ai appris quelque chose en feuilletant des disques chez les disquaires. Mais très tôt, je me suis défini comme un musicien classique, et cela m’a semblé, dans mon étroitesse et ma timidité de jeunesse, exclure de poursuivre réellement le jazz.

Après avoir quitté l’école de musique, j’ai été très attiré par le son brut et la qualité underground des groupes punk rock de ma région. Peut-être que ces qualités étaient aussi celles que j’ai entendues au début dans le « free jazz » et la libre improvisation. Je pense que l’étiquette « jazz » ne s’applique à moi qu’avec quelques réserves, mais je ne m’en fais pas trop non plus.

- On vous a entendu récemment avec Harris Eisenstadt et Jason Roebke, c’est déjà avec ceux-là que vous aviez enregistré Tiebreaker, qui est un album marquant. Quelle est votre relation avec ces musiciens ?
 
Harris est venu pour la première fois à Chicago au début des années 2000, et il y a réalisé un projet intitulé The Soul and Gone avec des musiciens (principalement) basés à Chicago. Après cela, nous sommes restés en contact et le trio est le fruit de cette relation. 

Plus récemment, j’ai également joué dans le grand format de Harris, Recent Developments, et notre trio avec Jason s’est transformé en quartet avec l’ajout de Tony Malaby. Nous avons fait deux enregistrements avec ce groupe (Old Growth Forest) - le second est disponible en cassette (également en CD et en DL, bien sûr) sur le label Astral Spirits.

Je ne me rappelle pas exactement quand j’ai rencontré Jason pour la première fois, mais je crois l’avoir entendu jouer avec Matt Bauder et d’autres musiciens « plus jeunes » (à l’époque) à Chicago. Nous avons joué ensemble trop de fois pour nous en souvenir à ce stade ! C’est l’une des personnes avec lesquelles je préfère jouer de la musique.

- Dans votre Flex Quartet, on retrouve Roebke avec son ancien partenaire Frank Rosaly. Comment travaillez-vous avec une base rythmique aussi fusionnelle ?

Frank et Jason travaillent étonnamment bien ensemble en tant que section rythmique dans le sens classique du terme, tout en ayant la portée et l’esprit nécessaires pour aller dans des directions complètement différentes en un instant. Une chose que j’aime dans le fait de jouer avec eux, c’est la possibilité d’indépendance mutuelle. Et lorsque le rythme s’enclenche, il y a toujours une grande flexibilité. Au fond, nous sommes capables de nous faire confiance.

- Re-Collect fait-il partie d’une tradition ? De qui vous sentez-vous héritier ?

Bien sûr, il y a eu et il y a encore beaucoup de musiciens qui ont attiré mon attention et qui m’ont influencé. Mais je ne me sens pas qualifié pour me dire l’héritier de qui que ce soit. C’est peut-être une meilleure question pour les critiques !

Je vois Re-Collect comme une continuation du projet/des enregistrements du Jeb Bishop Trio (ces publications peuvent sembler avoir la lenteur des glaciers). L’ajout de la quatrième voix s’est révélé nécessaire — le format trio peut sembler limitatif au bout d’un certain temps. Et le matériel que j’écris pour ces projets est en quelque sorte ma vision personnelle du jazz, sans trop se soucier de savoir s’il répond aux critères existants.

- Quels sont vos projets ?
 
Actuellement, ici à Boston, nous travaillons régulièrement avec un groupe appelé Cutout, avec Jorrit Dijkstra (saxo/électronique), Pandelis Karayorgis (piano), Luther Gray (batterie), Nate McBride (basse). Nous avons joué pendant un certain temps au Lilypad à Cambridge et avons fait une courte tournée dans le Midwest il y a quelques années. Nous avons enregistré un CD qui paraîtra cette année chez Driff Records.
 
L’année dernière, j’ai composé pour un ensemble plus important appelé Every Opportunity, avec Curt Newton et Eric Rosenthal (batterie), Brittany Karlson (basse), Andria Nicodemou (vibraphone), Forbes Graham (trompette), Reginald Chapman (trombone basse/trompette basse), Josh Sinton (saxophone baryton/clarinette basse), Abigale Reisman (violon), Junko Fujiwara (violoncelle). Ce groupe travaillera à nouveau dans le courant de l’année et j’espère en obtenir un bon enregistrement.

Récemment, il y a eu deux sorties sur Balance Point Acoustics par JeJaWeDa, un quatuor d’improvisation libre avec Jaap Blonk (chant et électronique), Damon Smith (basse), Weasel Walter (batterie), et nous avons fait cinq spectacles dans le Midwest. J’espère que nous pourrons travailler davantage avec ce groupe. Weasel et moi avons aussi fait un CD amusant, Flayed, avec Alex Ward (clarinette/guitare), à peu près en même temps que les enregistrements de JeJaWeDa, et j’espère que nous pourrons aussi y revenir.

Il y a aussi le projet Bone-Crusher, le trio avec les trombonistes Matthias Muche et Matthias Müller qui a fait le CD Konzert für Hannes. Ce groupe a fait une tournée très réussie de onze concerts en Europe l’été dernier, et nous avons quelques enregistrements en direct qui, nous l’espérons, formeront notre prochain CD.

Par ailleurs, un CD live va bientôt paraître, tiré des concerts en duo que j’ai faits l’année dernière avec le bassiste David Menestres, basé en Caroline du Nord. J’ai également joué régulièrement à Boston en tant que membre de l’Explorers’ Club, un groupe dirigé par le grand saxophoniste et chef d’orchestre de Boston Charlie Kohlhase.