Scènes

Du monde aux Balkans avec Goran Bregović

Nancy Jazz Pulsations 2021 # Chapitre III – Vendredi 8 octobre, chapiteau de la Pépinière : Cheick Tidiane Seck, José James, Goran Bregović.


Goran Bregovic © Jacky Joannès

Retour au chapiteau de la Pépinière après une absence de deux années. L’édition 2020 de NJP avait fait sans ce lieu emblématique du festival, soulevé ce soir par l’exubérance un peu folle de Goran Bregović.

C’est une ambiance particulière. Ce soir, on devine que la foule va se presser devant la scène du Chapiteau de la Pépinière. Les inconfortables gradins et leurs sièges baquets en plastique sont remplis et tout doucement, on s’amasse sur le parterre. Les gobelets de bière se multiplient comme des petits pains, les volutes s’élèvent petit à petit. Il y a comme un évident besoin de compensation après tous ces mois de séparation et de « distanciation sociale », pour reprendre un terme bien maladroit fort en vogue il y a quelques mois à peine.

Le menu est chargé : entrée, plat, dessert. C’est la règle ici. On commence à 20 heures et rien ne sera terminé avant minuit, voire un peu plus… Venu de Bamako, vêtu de blanc, Cheick Tidiane Seck est au centre d’un impressionnant dispositif de claviers – piano, orgue, Fender Rhodes, synthétiseur – qui l’entoure pour délivrer un set en forme d’hymne à l’Afrique où des effluves jazz, voire latino (jusqu’à des réminiscences de Santana) ou reggae, sont mêlés à la musique de celui qui, depuis de longues années, cherche à attirer l’attention sur la situation de son pays, par ses concerts bien sûr mais aussi en endossant le costume d’un conférencier. Pour reprendre les termes d’un de ses précédents disques, Cheick Tidiane Seck est un « guerrier » de la paix et de la musique. Ce soir, il livre les clés de son dernier album, Timbuktu, en hommage à Randy Weston, pianiste américain ayant voyagé à travers l’Afrique et qui avait vécu aussi au Maroc, influence importante de son travail à travers la musique gnawa. Il évoque aussi Hank Jones, pianiste avec lequel il collabora au milieu des années 90. Si l’on veut filer à nouveau la métaphore culinaire, voilà une entrée consistante, rehaussée de belles couleurs et d’une énergie plutôt communicative.

Avec José James, il ne sera pas vraiment question de paix, mais plutôt d’amour. Cet américain d’origine panaméenne cite Bill Withers, Marvin Gaye ou Stevie Wonder parmi ses influences et se présente comme un crooner des temps modernes. Il s’est fait une réputation tant par sa voix timbrée que par le brouet plutôt sage dans lequel il mêle soul, blues, r’n’b ou hip hop. Faut-il avouer que sa prestation lasse vite, très vite ? Que l’ultime morceau de bravoure façon scratch vocal en duo avec son batteur n’en finit plus de finir ? C’est interminable… À moins que tout cela ne soit dicté par les codes en vigueur aujourd’hui. Paradoxalement, cette rencontre avec le public, qui se veut sensuelle, exhale une sorte de froideur clinique tenant au fait qu’il s’agit justement d’un show millimétré, d’une efficacité redoutable, avec au centre, le chanteur et, autour de lui, des musiciens qui auront droit, chacun à leur tour, à leur moment. C’est le cas par exemple d’un solo de batterie qui, lui aussi, traîne en longueur. On se dit pour finir qu’il faut, pour l’apprécier, être acculturé à cet univers au bout duquel est cité, de façon presque incongrue, Freddie Hubbard et son « Red Clay » qui méritent sans doute mieux. Question d’âge, probablement…

Goran Bregovic © Jacky Joannès

Le meilleur est à venir. La foule est de plus en plus compacte, c’est une mer humaine qui attend Goran Bregović et son Orchestre des Mariages et Enterrements. D’emblée, le ton est donné : autour du chanteur guitariste compositeur vêtu de blanc lui aussi, on souffle fort, très fort. Deux euphoniums, deux trompettes, un saxophone (mais aussi clarinette), un percussionniste chanteur, tout droits venus de Sarajevo. Et deux voix bulgares originaires de Sofia. Et c’est parti pour deux heures de folie, sans pause, le groupe livrant toutes ses forces dans une bataille de la réconciliation et du rassemblement. Le leader est heureux, évoque sa précédente venue en 2008. Ses dernières Three Letters From Sarajevo sont conviées à la fête, de même que des thèmes plus anciens comme le thème d’Arizona Dream popularisé par Iggy Pop ou « Ederlezi » (du film Le temps des gitans), titre emblématique de la très longue carrière de Goran Bregović et témoignage de sa collaboration avec Emir Kusturica.

On peut parler sans exagérer de déferlement face à cette fanfare explosive pas comme les autres, qui projette dans toutes les têtes les images anciennes et les souvenirs nostalgiques d’une fête dans un village, quelque part en Yougoslavie, jusqu’au bout de la nuit, sans fin. Chansons d’amour, chansons militantes, chansons à boire, c’est l’engagement d’une vie au service de la paix et d’une forme d’œcuménisme joyeux qui se joue devant un public gagné par cette fièvre tsunami peu commune. Un peu partout sous le chapiteau, on danse frénétiquement, on aperçoit des spectateurs en position horizontale portés à bout de bras par leurs voisins, les gobelets (vides) volent, des vêtements sont lancés en l’air, les téléphonent scintillent, captent l’instant ou filment. La foule est littéralement transportée. Goran Bregović semble ne plus devoir s’arrêter : « Je suis content que notre musique vous plaise ! » répète-t-il, grand sourire aux lèvres, avant de repartir de plus belle dans sa course folle aux couleurs des Balkans. On se dit qu’il n’arrêtera plus, qu’il ira jusqu’à l’épuisement.

La fête finira, pourtant. Il est une heure du matin. Grand et beau moment que cette communion heureuse, comme s’il avait fallu, aussi, rattraper le temps perdu des derniers mois.