Scènes

Marly à l’heure américaine

A quelques kilomètres de Metz, s’est tenue la 14e édition du Marly Jazz Festival


Dans une ambiance presque familiale qui est devenue sa marque de fabrique au fil des années, le Marly Jazz Festival a su concilier le caractère prestigieux de ses quatre têtes d’affiches et la programmation de formations à découvrir et/ou implantées dans la région. Patrice Winzenrieth, son directeur, peut savourer le plaisir d’une édition 2018 réussie.

Par comparaison avec ses pairs de renommée nationale voire européenne, le Marly Jazz Festival pourrait apparaître comme une sorte de Petit Poucet niché à quelques encablures de Metz, dans la grande salle du NEC (Nouvel Espace Culturel) qu’il a investie il y a quelques années. Pourtant, à y regarder de plus près, on se dit qu’une telle appréciation serait injuste. En particulier à l’égard de celui qui en est l’âme depuis la première édition en 2005, Patrice Winzenrieth. Ce vrai passionné ne ménage pas ses efforts, en effet, pour faire vivre une manifestation dont la caractéristique première est l’alliance entre la promotion de musicien·ne·s originaires de la région ou artistes en devenir et des têtes d’affiche d’envergure internationale. Un choix raisonné, toujours dicté par son amour de la musique et par le souci de tenir compte des contraintes budgétaires qui s’imposent au festival. On peut être ambitieux sans pour autant rouler sur l’or !

2018 n’aura pas échappé à cette règle. En effet, les premières parties ont permis au public d’entrer « en musique » soit en toute légèreté (la complicité vocale des trois Glossy Sisters que sont Marion Chrétien, Lisa Caldognetto et de Claudine Pauly avec le soutien de Jérémy Bruyère à la contrebasse), par le jazz des rues aux accents manouches du trio de Julien Petit et son invité Pipiss Haag à la guitare, les mélodies retenues d’Eléonore Diaz Arbelaez (EDA) dans son duo avec le guitariste Anthony Winzenrieth (oui, le fils de…) augmenté de la percussionniste Natascha Rogers et l’évocation amoureuse d’Ella Fitzgerald par le trio de Pierre Cocq-Amann au sein duquel s’est fait entendre l’orgue d’un certain Benoit Sourisse, partenaire d’une conversation engagée avec la chanteuse Valérie Graschaire.

Quant aux « grands » noms programmés cette année, on peut dire qu’ils n’ont pas manqué leur rendez-vous. Tous avaient quelque chose à voir avec l’Amérique, berceau du jazz, qu’ils ont célébrée selon des tonalités distinctes mais avec l’énergie comme moteur commun.

Enrico Pieranunzi est venu dans la foulée d’un New Spring enregistré au Village Vanguard de New York, avec une formation différente toutefois : Luca Bulgarelli à la contrebasse, Jorge Rossy à la batterie et Seamus Blake au saxophone ténor. Le pianiste, qui alterne piano et clavier électronique quand il ne joue pas des deux en même temps, est d’excellente humeur d’un bout à l’autre du concert, certainement poussé par les flèches puissantes décochées par Blake et une rythmique d’une grande solidité, au sein de laquelle la contrebasse de Bulgarelli fait merveille. Pieranunzi se produisait la veille à Luxembourg – à quelques kilomètres de Marly, ce qui peut expliquer pour partie le fait que cette première soirée aura été celle d’une moindre affluence. Mais les absents ont eu tort car il était bien question de jazz vivant.

Enrico Pieranunzi © Jacky Joannès

John Scofield fait figure de légende. On sait que son passage au sein de l’écurie Miles Davis dans les années 80 aura transformé sa vie de musicien. Les années passent et le voici qui se présente comme un vieil homme. C’est du moins ce qu’il veut nous laisser croire avec Country For Old Men, son dernier album, qui constituera la matière première du concert à Marly. Entre jazz, blues, folk et country, le guitariste – barbichette blanche en avant – ne boude pas son plaisir d’exposer les éclats de son instrument, sans excès de démonstration. Fort bien entouré : Gerald Clayton au piano, Vicente Archer à la contrebasse et Bill Stewart à la batterie, Scofield s’avère finalement comme un musicien apaisé. Il n’a plus rien à prouver, certes, mais il y a chez lui une évidente joie de partager des mélodies sans âge qu’il enchaîne comme on tournerait les pages d’un livre d’histoires.

John Scofield © Jacky Joannès

Avec Hugh Coltman, il aura bien été question des Etats-Unis. Pour anglais que soit le chanteur, son dernier disque Who’s Happy ? résonne de mille vibrations en provenance directe de la Nouvelle-Orléans, là où il fut enregistré en quelques jours. Et on peut, sans risque de se tromper, affirmer que cette troisième soirée fut sans nul doute la plus réussie, du moins si l’on en juge par l’enthousiasme du public. Accompagné d’une quarte de soufflants réjouissante (au sein de laquelle on note avec joie la présence de Frédéric Couderc et du très résistant Didier Havet au soubassophone, instrument redoutable et bien moins commode qu’une basse à laquelle il se substitue), Coltman est ici comme à la maison. Généreux, véritable showman, manifestant une réelle admiration pour ses musiciens. Son jeu de scène rappelle souvent qu’il vient du rock (souvenons-nous du groupe The Hoax, véritable brûlot gorgé de blues-rock), il est de ceux qui « mouillent la chemise » et dirige à vitesse grand V cette super fanfare, également propulsée par Freddy Koella à la guitare, Gaël Rakotondrabé au piano et Raphaël Chassin à la batterie. Il faisait bon, en ce samedi soir, être de la fête. Ce qu’a pu confirmer Hugh Coltman quelques minutes plus tard : fatigué, mais heureux.

Hugh Coltman © Jacky Joannès

Quant à Stanley Clarke programmé pour le dernier soir, voilà un cas d’espèce. Héros du jazz fusion dans les années 70, en particulier par sa présence dans Return To Forever avec Chick Corea, le bassiste (mais également contrebassiste) est réputé pour sa virtuosité et une démonstrativité que d’aucuns ne manquent pas de lui reprocher. Le géant tomberait dans le piège de l’esbroufe. Soit. Mais c’est peut-être là l’expression d’une vision un peu désabusée qui ne résiste pas longtemps à l’épreuve du concert. Car puisqu’il était question de fusion un peu plus haut, il faut dire que Stanley Clarke continue à mettre en œuvre cette dernière par une opération de brassage à sa façon. Brassage des générations d’abord puisque les musiciens qui l’entourent sont jeunes, voire très jeunes, pour trois d’entre eux. Celui des influences ensuite avec celles, classiques, du Géorgien Beka Gochiashvili contre le piano duquel officie un joueur de tabla afghan, Salar Nader. Face à eux, à droite de la scène, une paire haute en couleurs composée du claviériste Cameron Graves (un hyperactif au look seventies, membre fondateur du collectif West Coast Go Down avec Kamasi Washington) et du batteur surpuissant Shariq Tucker. Clarke joue essentiellement de la contrebasse qu’il lâche un temps pour empoigner une basse électrique malmenée à grands coups de slap. Il entame le concert par « No Mystery » avant de s’emparer de « Goodbye Pork Pie Hat » de Mingus, cite « A Love Supreme » de John Coltrane. Les morceaux de bravoure se succèdent à la façon de joutes et le bassiste ne ménage pas ses efforts pour souffler le chaud et… le chaud tout au long d’une prestation qui aura eu comme premier mérite d’être généreuse. Un grand numéro – certains moments étant un peu vains, sans doute – pour un concert plus long que prévu (près de deux heures) et un rappel face au public descendu des gradins pour danser devant la scène.

Stanley Clarke © Jacky Joannès

Au moment de la sortie de cette ultime soirée, on pouvait observer le sourire illuminant le visage de Patrice Winzenrieth. Qui peut dire de quoi l’avenir du festival sera fait ? Lui, sans doute qui a certainement déjà en tête quelques idées pour 2019. En attendant, laissons-lui savourer son plaisir d’hôte dont le sens de l’accueil est unanimement reconnu par tous les musiciens passés par Marly.

Voir le photoreportage complet de Jacky Joannès.